samedi 12 mars 2011

Le narcisse noir (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1947): nonnes + hormones = hors-normes

Les films du duo anglo-hongrois Powell & Pressburger revêtent pour moi une importance particulière, à la fois joyaux du cinéma usant à point nommé de l'ensemble des artifices mis à leur disposition et petits bijoux artisanaux témoignant du talent unique d'une équipe de doux dingues perfectionnistes, réunie à un certain point de l'histoire. Le narcisse noir est le premier de leurs films que j'aie pu voir, tout simplement parce qu'il était le seul, il y a 6 ans, à avoir bénéficié d'une édition DVD techniquement potable et accessible aux habitants de la zone 2*. 

J'ai été clouée sur place par ce film, je ne parvenais tout simplement pas à croire qu'il puisse être si moderne (si éternel dans son propos, en fait, si peu daté dans sa mise en images) en ayant été tourné dans un coin de jardin anglais et en studio en 1947! Je l'ai revu à de nombreuses reprises depuis, dans des conditions de visionnage toujours améliorées, passant de la première édition Criterion de 2001 sur l'écran 14" de mon iBook au récent Blu-Ray de la même maison sur un écran LCD 42"... We've come a long way baby! Et je suis toujours aussi scotchée à chaque fois.

Comment est-ce possible? J'aurais du mal à vous le dire (et pourtant je vais m'y essayer, sinon à quoi bon rédiger ce billet?).


Calcutta, Ordre des Servantes de Marie. L'orgueilleuse Sœur Clodagh (Deborah Kerr) apprend qu'elle doit, avec quelques religieuses, réinvestir le palais de Mopu, niché dans l'Himalaya, qui leur est offert par le général Toda Rai (Esmond Knight) et y fonder le couvent de Sainte Foi. Tout, dès l'abord, s'oppose à la réalisation de cette noble et très spirituelle entreprise. Le cynisme de Mr Dean (David Farrar, tout en poils et en virilité exacerbée), émissaire anglais du général, qui dissipe sans ménagement les illusions qu'entretiennent les sœurs sur les mœurs locales, et les met au fait d'une culture à laquelle leur pragmatisme se heurte en permanence. La sensualité de la jeune Kanchi (Jean Simmons, 17 ans, qui vient juste d'incarner la pure Ophélia chez Laurence Olivier) que Dean leur demande de remettre dans le droit chemin (disons, dans un chemin où elle ne se jetterai pas à la tête des hommes à tout propos), et qui va bientôt entrer en collision avec la superficialité irrépressible du jeune prince héritier Dilip Rai (Sabu), également venu au couvent pour parfaire son éducation "à l'Occidentale". Et le vent, le vent qui s'engouffre en permanence dans les moindres recoins du palais, et qui agite aussi bien les draperies laissées par les concubines d'autrefois que les souvenirs de l'ancienne vie des religieuses avant qu'elles ne joignent l'Ordre...
Tout en ce lieu est étrange et nécessite des explications, un guide, rien ne peut être vraiment appréhendé par la raison. Plus dangereux pour les religieuses, dont la mission est, par définition, de plier les locaux aux règles qu'elles-mêmes suivent: tout (leur) résiste, depuis la croissance de la végétation aux vestiges du passé de "maison des femmes" de Mopu, depuis les superstitions des villageois jusqu'à la présence d'un vieil ermite sur leurs terres. Elles sont aussi impuissantes à juguler la vitalité de Kanchi qu'elles le sont à contenir les grossièretés alcoolisées de Dean.... ou à museler les aspirations de leurs propres cœurs et corps. Car voilà que soudain ce qui était enfermé sous ces robes pâles se réveille devant ces paysages immuables, au contact de cet air trop pur qui fait que "tout semble exagéré". Qui parmi les sœurs va céder, qui va rester fidèle à ses vœux?

Qu'on ne s'y trompe pas: nous avons beau ne pas être plongés dans une jungle sauvage ou un désert mortel, il ne s'agit pas moins d'un milieu infiniment hostile à l'échelle de cette poignée de femmes pétries de certitudes. Elles portent en elle leur propre immuabilité, celle de leur foi religieuse et des coutumes qui l'habillent, et elles sont si mal préparées à l'existence d'une autre (et plus profonde) forme d'immanence qu'elles ne peuvent que se fracasser, psychologiquement ou physiquement, contre ces montagnes. Elles en sont réduites à rendre les armes, à admettre que ce qu'elles ont appris, ce vernis de civilisation qu'elles ont appliqué, tel un baume magique, sur leurs blessures intimes, peut être balayé en un instant par un désir, une pulsion. Parce qu'en dépit de tout ce qu'elles ont essayé d'oublier, elles sont restées des femmes, parce que même réfugiées dans leur forteresse de foi elles sont pétries de doutes, même à des milliers de mètres d'altitude elles sont toujours ancrées sur une terre.

Ce combat éternel entre le monde de l'esprit et celui des sens est restitué dans toute la gloire du Technicolor naissant par le maître Jack Cardiff, dans des décors d'Alfred Junge qui, pour être constitués en partie de peintures et de maquettes, n'en sont pas moins d'une beauté éblouissante. Alors oui, sur BR, on distingue plus facilement la démarcation entre le matte-painting et l'image filmée, on s'aperçoit que la végétation n'est pas vraiment celle des hauts plateaux de l'Himalaya. Mais sincèrement, on s'en tape d'importance. L'atmosphère nous enivre comme elle enivre les nonnes, nous sommes comme elles hypnotisés par les couleurs et les éclairages chatoyants, comme le leur notre sang pulse au rythme des tambours (subtilement orchestré par Brian Easdale). 

Pour moi il y a peu de films qui méritent le nom de "chef-d'œuvre" autant que celui-ci.




*NB: Heureusement, depuis, Bertrand Tavernier et l'Institut Lumière d'une part, et l'éditeur Criterion d'autre part, ont largement œuvré pour restaurer et éditer, en DVD puis maintenant en Blu-Ray, la plus grande part des films des P&P. Reste toutefois à faire de même pour (notamment) The edge of the world (réalisé par Powell seul) ou Une question de vie et de mort et La renarde (Gone to Earth), à ma connaissance uniquement disponibles dans des éditions plutôt... très perfectibles. Et pendant qu'on y est, on pourrait aussi rajeunir ce vieux galopin de Colonel Blimp et le transférer sur BR, siouplaît merci, j'en rêve!


mercredi 9 mars 2011

Journée de la femme (ou du cheval): Le banni (The outlaw), Howard Hughes, 1943

Voir ce film-là précisément lors de la Journée Internationale de la Femme, ça ne manque pas de sel, et j'en ai pouffé plus d'une fois au cours de ces très longues deux heures....



Qu'on en juge: 

Un film monté de toutes pièces pour exposer le cleavage vertigineux (quoique maintenu en place et dans les limites de la décence par des raccords de tissu aux épaules: jamais de fait on ne la voit aussi débraillée que sur les photos promotionnelles du film) de la toute jeune débutante qu'est alors Jane Russell (disparue tout récemment). En permanence on flirte avec les situations "limites" du point de vue du code Hays (corps-à-corps homme/femme dans une grange mais masquée par l'ombre des bottes de paille, la pure jouvencelle Russell se glisse dans le lit d'un blessé pour le réchauffer mais on la quitte alors qu'elle ôte ses chaussures) cependant on n'attrapera au vol qu'un chouilla de sillon mammaire lorsqu'elle se penche. On se demanderait presque pourquoi ce film a fait un tel scandale (si ce n'était pour le génie du marketing sulfureux de Hughes).

Un film qui tourne pour l'essentiel autour d'une querelle autour.... d'un cheval volé (que l'un des protagonistes préfère, un temps, à Jane Russell... voilà pour l'aspect "Journée de la Femme"). Je n'ai pas chronométré avec précision, mais je pense qu'environ les deux tiers du film (qui est très, très long, l'ai-je déjà mentionné?) sont occupés par cette querelle essentielle et captivante. Dear, dear.

Un film accompagné, que dis-je? nappé, tel le gâteau déjà sucré par le glaçage superfétatoire, par des effets sonores dignes d'un cartoon (la trompette à sourdine y est sur-employée) et une musique qui réussit le double exploit d'être i) continuelle (je n'ai gardé le souvenir d'aucun véritable silence) et ii) utilisée en dépit du bon sens élémentaire de l'action (musique "suspens" lors d'une scène intimiste, mélodie guillerette voire comique lors d'une scène de tension dramatique). J'ai plus d'une fois maudit la version originale non sous-titrée qui nous empêchait de suivre le film sans le son, je ne savais plus quoi faire pour échapper à ce gloubi-boulga sonore.

Un film dont le scénario met cul par-dessus tête la légende des hors-la-loi de l'Ouest. Pat Garrett jaloux (au sens quasiment amoureux du terme...) de la relation privilégiée entre Doc Holliday et l'éphèbe Billy The Kid, vraiment, vous êtes sûrs??? Hawks (l'autre H.H., qui d'ailleurs devait initialement piloter cette chose avant que le boss Hughes ne reprenne, heu, le manche) au moins, lorsqu'il mettait en scène amitiés et rivalités masculines, le faisait avec bien davantage de subtilité (sans parler du rythme, des dialogues... oui je sais, je me fais du mal avec cette comparaison).

Un film dont tous les interprètes semblent cruellement déphasés, comme anxieux de remplir leur contrat sans s'attirer les foudres de leur patron qui, pas de bol, est aussi le mec derrière la caméra. Tout le monde semble marcher sur des œufs (raison pour laquelle le compositeur a composé au kilomètre, le monteur n'a quasiment rien coupé sur ces deux heures, le scénariste n'a jamais pu lâcher le "Howard, enfin, c'est ridicule!" qui le démangeait sans nul doute? Bon sang, être une petite souris sur ce tournage!...). Walter Huston et Thomas Mitchell, quoiqu'excellents acteurs au naturel, sont en roue libre, tendance rictus mécanique, la Russell débute donc se laisse ballotter (et ses atouts de comédienne avec elle) par une histoire inepte. 
Le summum du n'importe quoi est sans doute atteint, dépassé dans un "bang" retentissant par le non moins débutant Jack Buetel dans le rôle du Kid. Plus inexpressif, plus a-charismatique (n'existe pas, m'en fous), tu meurs avec tes éperons aux pieds. La scène durant laquelle, plutôt que de dégainer face à son nouvel ami Doc (sous-texte homo?), il se laisse transpercer les lobes d'oreilles sous ses balles (sous-texte homo!), le tout sans même battre un de ses longs cils, est purement risible. Je pense que même les ZAZ de la grande époque se seraient dit "Non là tout de même, c'est trop gros". Sans grande surprise devant un tel potentiel, une consultation de l'IMDb nous apprend que Buetel fit une carrière relativement brève (moins de 20 ans), limitée pour l'essentiel au Western et comptant 6 films pour autant de séries TV. Ouf.

Si on résume, une grande rigolade devant un film passé à la postérité pour des raisons qui n'ont pas grand-chose à voir avec sa qualité cinématographique brute, mais plutôt avec ce qu'aujourd'hui on nommerait le buzz.

mardi 8 mars 2011

The yards (James Gray, 1999): Part d'ombre

New-York, quartier du Queens. La famille de Leo Handler (Mark Wahlberg) donne une petite fête pour sa sortie de prison. Leo voudrait être capable de prendre soin de sa mère, Val (Ellen Burstyn), qui en plus de lutter contre une situation financière toujours précaire fait maintenant face à des problèmes cardiaques. Il voudrait aussi que sa cousine Erica (Charlize Theron), dont il a toujours été très proche, le regarde comme elle regarde Willie, le beau gosse flambeur qu'elle s'apprête à épouser et qui travaille pour le nouveau beau-père d'Erica, Frank (James Caan). Ce dernier est le patron influent et roublard d'une de ces entreprises qui se battent pour obtenir l'un des très convoités contrats de construction et d'entretien du métro new-yorkais, et c'est peu dire que ses méthodes vont très au-delà de l'invitation à déjeûner pour fluidifier les rapports sociaux... Leo se retrouve très vite entraîné dans les magouilles de Frank et accusé de meurtre à cause de la lâcheté de Willie (c'était déjà pour le couvrir que Leo avait fini en prison), recherché par l'un comme par l'autre pour préserver une famille (en apparences), mais surtout un système qui les nourrit et qui menace de s'effondrer si Leo parle.

Je n'avais jusque-là pas été très sensible à l'univers de James Gray, tout en lui reconnaissant un vrai talent d'auteur pour le choix de sujets, les thématiques tournant autour des grandes et petites tragédies familiales, le poids des origines, les tentatives de ses personnages pour faire prévaloir leurs choix personnels sur un certain déterminisme social.... mais aussi un vrai œil de cinéaste dans la composition des plans, une mise en scène faisant la part belle à des numéros d'acteurs telluriques et à une photographie épousant les zones d'ombre. J'ai vu Little Odessa, j'ai vu La nuit nous appartient, c'est parfaitement bien fait mais ça ne m'a pas remuée plus que cela.

Et puis là, boum, The yards: on ne joue plus. Dramaturgie tout aussi classique (je rappelle à tout hasard que "classique" n'est pas davantage un défaut que "original" ou "nouveau" ne sont des qualités), lumières glauques (dans tous les sens du terme, quoique le transfert DVD tout baveux de BAC Films gâche le plaisir esthétique), histoire tout aussi prédestinée que dans les autres films de Gray. On peut sentir dès les premières minutes que Leo ne réussira pas à se réinsérer sans faire de vagues, qu'il n'aura jamais sa cousine non plus. D'ailleurs ce second rêve est tout aussi tabou, du fait du risque de consanguinité, que l'est le premier, du fait de son statut d'ex-taulard d'une part et d'autre part de la corruption profonde du milieu qu'il pénètre, de sa famille telle qu'il la retrouve. 
Que ces évolutions du scénario soient prévisibles n'enlève rien aux puissantes émotions que dégage le film, les interprètes (le mutisme douloureux de Wahlberg, décidément excellent dans le registre minimaliste; la viscosité du personnage de Phoenix; Charlize Theron en innocente cernée par le mal). La corruption est une malédiction ancestrale, une tache qui gagne le cœur de tous, et même les tentatives de Leo pour faire éclater le scandale et sauver les siens ne font qu'alimenter un autre chantage, d'autres tractations obscures. Si peu que Leo y ait touché, sa vie en est changée à jamais et les dommages sont irréparables.