dimanche 27 janvier 2008

Hors de prix - Pierre Salvadori, 2006


" À faire l'amour sur des malentendus On vit toujours des moments défendus"
nous affirmait un tube qui fleurait bon les années 80 - années des working girls libérées de tout sauf du matérialisme ambiant. Irène (Audrey Tautou, qu'on prend un franc plaisir à redécouvrir moins minaudière et plus complexe) semble n'avoir jamais vécu que dans cette ère friquée et flambeuse qui aurait enveloppé d'un cocon doré les stations balnéaires chics. Irène travaille dur à plaire et à s'assurer la rente de sa séduction auprès de vieux beaux avinés, lorsque le "malentendu" de la chanson déboule dans ses jolies pattes de colibri de palaces: Jean (les grandes mirettes bleu layette et la gestuelle touchante de gaucherie de Gad Elmaleh) est serveur mais un concours de circonstances le fait brièvement passer pour un beau parti. Irène fond devant l'argent, mais lorsque l'illusion se dissipe elle saute aussi sec dans son fourreau couture et se carapate.

Tout le film, dès lors, va se construire autour de la subtile et graduelle acclimatation de l'un face à l'autre. D'abord le coup de cœur sans détour de Jean se heurte à la vénalité brutale d'Irène, puis la contourne lorsqu'il se trouve une protectrice: aux yeux de la jeune femme (qu'il tutoie désormais) il fait désormais partie de la même classe qu'elle, ils peuvent s'entraider. Jean va même au-delà, l'apprenti-homme entretenu dépassant son maître, quand Irène se retrouve démunie et donc mise hors-jeu; il a pour elle, qui monnaye si âprement son temps de présence, un geste de bonté purement gratuit (même si financé directement par les faveurs de sa riche mécène). Irène doit se rendre à l'évidence, il est des sentiments qui ne demandent rien à personne, et qui ne coûtent "que" le renoncement à sa petite stratégie de survie solitaire.

La comédie que nous propose Salvadori est enlevée mais pas frénétique, charmante et (petit exploit au vu du contexte) pas vulgaire, avec même un petit pétillement doux-amer de gueule de bois au champagne, rafraîchissant après d'autres films de ce réalisateur davantage basés sur l'humour macabre. Je n'ai pas bien compris certaines critiques opérant une comparaison défavorable entre Hors de prix et les comédies de Lubitsch: on sait l'admiration portée au réalisateur de Haute pègre (Trouble in paradise) par son cadet, pour autant je ne pense pas que Salvadori cherche le moins du monde à refaire ce qui a été déjà (et si remarquablement) fait. La musique de Salvadori, sous des atours guillerets, est moins primesautière qu'il n'y paraît et le glaçage de la comédie romantique ne peut masquer totalement une pointe de poivre. Irène est une créature vaine et creuse qui ne verra le bonheur qui s'offre à elle qu'en étant déchue de son titre de favorite, situation extrème à la mesure de l'étendue de son erreur. J'aime aussi beaucoup la délicatesse des petites touches, idées de cadrage et trouvailles dans l'ellipse, qui disent l'attirance mutuelle entre les deux protagonistes principaux, l'incompatibilité entre leurs modes de vie respectifs, l'apprentissage d'un langage commun pour, enfin, parvenir à parler d'amour. La petite marionnette à plaisir Irène prend vie grâce au baiser d'un sentiment désintéressé.

dimanche 20 janvier 2008

Le colonel Blimp (The life and death of colonel Blimp) - Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943


 An English version of this post is available here.


"War starts at midnight"
C'est sur cet ordre militaire un peu absurde (qui peut décréter aussi précisément le début d'un conflit?) rythmé d'une musique jazz enjouée que s'ouvre le film. Nous avons tôt fait de comprendre que la "guerre" censée commencer à minuit est en fait une simulation d'offensive grandeur nature, qui va d'ailleurs être très vite vidée de sa valeur d'exercice lorsqu'une poignée de jeunes officiers culottés va décider, sans attendre l'heure dite, de prendre d'assaut le coordinateur de la manœuvre lui-même!







C'est au bain turc que
le colonel Clive Wynne-Candy (Roger Livesey, sa voix de stentor et sa prestance) nous apparaît pour la première fois, avec toutes les apparences de la vieille baderne blanchie sous le harnais de la carrière militaire et à la panse aussi copieusement garnie de médailles que sa cervelle est confite d'anecdotes sur le bon vieux temps révolu. Pas franchement sympathique donc, voire ridicule.






Mais voici que nous plongeons dans le bassin où il précipite son jeune assaillant, et que nous ressortons avec lui... quarante ans plus tôt, en 1902. Clive Candy est alors un héros de la guerre des Boers, le monde est (au sens propre) son terrain de chasse, il ne doute de rien et surtout pas que le fair-play est à lui seul capable de mettre en déroute l'ennemi, que la victoire ne vaut que si elle est remportée avec la manière.


Conviction dont nous avons déjà vu que, 40 ans plus tard, elle imprégne encore le bonhomme, incarnation monolithique (physiquement comme moralement) de l'Angleterre victorie
nne: l'heure du thé est sacrée, le porto se savoure au coin du feu, la valeur d'un gentleman se mesure au nombre de têtes de fauves ornant son mur et à sa capacité à ne pas répliquer à la bassesse par la bassesse, l'honneur est la seule raison valable de déclencher une guerre ou de se battre en duel.

L'amitié chez lui est pareillement faite tout d'une pièce, surtout lorsqu'il rencontre en Theo Kretschmar-Schuldorff (Anton Walbrook) son égal
en idéalisme, tout Prussien qu'il est. Cette amitié perdure au-travers des deux conflits mondiaux qui opposent leurs nations respectives, au-delà même des désillusions qui frappent le vaincu et l'amènent à amender ses nobles principes (saisissant monologue de Theo venu se réfugier en Angleterre pour fuir l'avènement du Troisième Reich, et la destruction irrémédiable du seul monde qu'il ait connu).










La constance obstinée
de Candy, son imperméabilité aux changements qui font par ailleurs bouillonner son époque, se ressentent plus encore dans ses amours - ou faut-il dire dans son amour, unique, pour une femme sans cesse perdue puis retrouvée? Il s'agit d'abord d'Edith, jeune femme pragmatique mais néanmoins apprentie suffragette enflammée, qui brûle d'accomplir dans sa vie autre chose que des tâches domestiques. Mais Edith lui préfère Theo...





La Première Guerre Mondiale éclate et sépare les amis, Candy trouve alors Barbar
a, qui s'est engagée comme infirmière. Barbara est le sosie d'Edith, il l'épouse, mais elle meurt. Lorsque Theo le rejoint en Angleterre, il a choisi pour chauffeur la jeune Angela, qui se trouve être elle aussi la vivante image d'Edith... Ces trois femmes ne sont jamais que trois reflets d'un seul sentiment inaltéré par le temps, il est donc parfaitement logique de les voir toutes trois incarnées par la merveilleuse Deborah Kerr.


Je prends conscience, tout en écrivant ces lignes, de ce que le résumé échoue à rendre justice au souffle romanesque du film, à ce qu'il a de poignant lorsqu'il montre un homme qui se tient vent debout contre l'étiolement des valeurs qui le fondent. Il se trompe sur son époque et sur ce qui motive ses contemporains, il échoue à accompagner le mouvement, il est sourd et aveugle aux compromissions avec le réel (il est donc un instantané des certitudes brassées alors par son pays, ce qui a sans doute grandement contribué à l'irritation de Churchill devant ce film) . Oui, il se montre borné, et plus encore, et pourtant tout en riant de lui on se prend pour lui d'une affection énorme parce que ses erreurs sont faites avec sincérité, et au cœur la foi en la droiture de son prochain.

vendredi 18 janvier 2008

It's a free world... - Ken Loach, 2007


Elle en veut, Angie (Kierston Wareing), ça oui! Il faut dire qu'elle en est vite réduite à se bagarrer toute seule, armée seulement de son culot monstre et de son charme de petit prédateur femelle, entre un ex aux abonnés absents, un petit garçon assoiffé d'amour et la perspective d'un boulot stable et valorisant qui ne cesse de se dérober sous ses pieds...

Elle a déjà supporté plus que son lot d'humiliations, ses parents qui n'ont connu que le plein-emploi et la carrière-pantoufles ne peuvent pas la comprendre, alors quand son agence de placements la vire elle a vite fait de passer "de l'autre côté". Elle se fait marchande de petites mains bon marché et très vite la perspective de l'argent facile la grise, elle devient aussi marchande de sommeil, semi-maquerelle, bien sûr tout ceci n'est que provisoire, bientôt elle lâchera tout cela pour se consacrer à son fils et ses affaires redeviendront légales, promis.
Sauf que non, le moyen devient le but, il n'y a jamais assez d'argent lorsque la loi ne sanctionne jamais vraiment que les clandestins eux-mêmes (mais pas ceux qui les exploitent)...
Si ce film n'est pas pour moi le meilleur Loach (que j'irais chercher du côté de My name is Joe ou de Sweet sixteen, pour ne pas parler du plus ancien Raining stones), il n'en a pas moins un immense mérite: faire à ce point la part des choses qu'il choisit d'embrasser le point de vue de celle qui aurait pu (dû?) passer pour la "méchante". Il est vrai qu'il est considérablement aidé dans cette tâche par son interprète principale, juste assez butée et vénale pour être antipathique, juste assez immature dans son déni de la réalité (elle va jusqu'à effacer le souvenir des réfugiés qu'elle a aidés) pour être touchante.

lundi 14 janvier 2008

Imitation of life: comparaison avec le film de John M. Stahl (1934)

En surface, le film de Stahl et le film de Sirk, qui lui est postérieur de 25 ans, se ressemblent: on y retrouve la solidarité entre les deux mères, le refus d'une des filles de la condition que lui promet sa couleur de peau. Il y a même quelques plans et scènes qui sont identiques: l'intrusion de la mère Noire dans la classe de sa fille, le dialogue des deux mères alors que l'une masse les pieds de l'autre.
Mais Stahl laisse à Claudette Colbert toute son aura de star adorable et sympathique, avec idylle heureuse à la clé, et finit par atténuer quelque peu l'amertume du constat d'incompréhension entre Noirs et Blancs. Sa Bea, si compatissante soit-elle, ne désire en rien bouleverser l'ordre établi et se paye de quelques intentions charitables pendant que son "amie" travaille à mort. Le tour de force de Sirk, c'est de rééquilibrer totalement l'histoire, et dans sa progression dramatique (on voit ainsi que la recherche identitaire de la petite Noire débute dès son enfance), et dans le parallèle qui est fait entre cette quête et les chimères de la mère Blanche, qui de propriétaire de pancake parlor (chez Stahl) est devenue comédienne. Sans doute pour faire comprendre au spectateur ce que ces deux chimères ont d'illusoire, et le fait que les deux femmes qui en vivent n'appartiennent pas à la réalité du monde, qu'elles ne peuvent qu'en sortir meurtries. Voici bien quelque chose qui ne figure pas, ou peu, dans le film de Stahl (question d'époque? de fidélité au roman originel?): ce sens de la catastrophe en approche qui donne au film de Sirk sa coloration déchirante. Sans doute aussi n'y sent-on pas non plus ces questions sur l'épanouissement individuel et sur l'acceptation de sa pleine identité dans une société normée, qui ne sont pourtant pas des préoccupations récentes (qu'on pense aux sœurs Brontë). En intégrant ces thématiques, Sirk transforme radicalement le matériau de départ et nous donne à voir des êtres dont la réussite dépend de la destruction de ce qui pourrait les rendre heureux.

vendredi 4 janvier 2008

Un ticket de rétro pour 2007

(Le portrait chinois de mon année de ciné.)

Si c’était…


… une profonde perplexité (et un bon mal de tête) : L’esquive. Dire qu’on m’a tellement dit, en quatre ans, que je « devais » le voir !

… un film noir qui déchire à chaque plan : Les tueurs de Siodmak, maintenant je comprends pourquoi c’est une référence.

… un fou-rire (en avion) : la kitscherie lycra du patinage artistique dans Les patins de la gloire, avec du Will Ferrell dedans.

… un baîllement : le plan final interminable de De l’autre côté de Fatih Akin. Ou Toute une nuit de Chantal Akerman.

… le souffle qui manque: Madame et ses flirts (The Palm Beach Story), qui laisse l’impression d’avoir passé des heures à courir après Claudette Colbert et Joel McCrea.

… des conditions de visionnage héroïques : Une journée particulière de Scola, dans un amphithéâtre surchauffé et alors que je ne suis armée que d’une bouteille d’eau minuscule.

… un soupir d’exaspération : les multiples « coïncidences » ultra-écrites, dans De l’autre côté (si quelqu’un peut m’expliquer le prix du scénario à Cannes ou la dithyrambe des critiques, m’écrire d’urgence, merci). Ou les dialogues des Témoins : je ne peux pas imaginer qui que ce soit parler ainsi dans la vraie vie des vrais gens (décidément, Téchiné et moi, hein…).

… les larmes qui tombent toutes seules : la maternité niée et repoussée dans Nénette et Boni de Claire Denis. L’histoire qui n’aura jamais lieu de Brève histoire d’amour de Kieslowski.

… les neurones qui font « burp » en chœur : la découverte (enfin !) de Berlin Alexanderplatz de Fassbinder, l’équivalent d’un banquet d’intelligence de la narration cinématographique.

… quelque chose qui m’a sûrement échappé : La voie lactée, de Buñuel.

… un montage pénible : Au service secret de Sa Majesté. Ah bah oui mais le réalisateur est monteur de formation, que voulez-vous.

… le ventre qui fait « ssgrouiîîk » pendant le film et une fringale pressante en sortant de la salle: Ratatouille !!!

… une performance d’acteur/trice : le plaidoyer enfantin et passionné de Shirley MacLaine devant Martha Hyer dans Comme un torrent de Minnelli. Ou le jeu de Carice van Houten dans Black book.

… l’escroquerie qui saute aux yeux : l’ « emprunt » grossier d’une séquence entière de braquage de banque dans le Dillinger de Max Nosseck (la scène provient de J’ai le droit de vivre de Fritz Lang, antérieur de 8 ans et vu juste une semaine après). Pas étonnant que j’ai trouvé cette scène mieux mise en scène que le reste du film !

… la peur du vide : le vertige glacé qui saisit à la vision du Septième continent de Haneke.

… un pur plaisir : Scaramouche (et je ne parle pas du plaisir des yeux à voir le beau Stewart Granger virevolter).

… une tête à claques devenue sympathique : l’insupportablement décidée Joan Webster de Je sais où je vais, de Powell & Pressburger, vaincue par le romantisme de l'Écosse.

… un salut à de grands messieurs disparus : Pile ou face de Robert Enrico (avec Philippe Noiret et Michel Serrault).

jeudi 3 janvier 2008

Cible émouvante - Pierre Salvadori, 1993

« My name is Victor Meynard. I am fifty-five, and I work as a professional killer ». C’est par ces mots que se présente cet homme distingué et impassible (portant beau le quant-à-soi et la moustache poivre-et-sel irrésistibles de Jean Rochefort) que nous venons de voir défenestrer un homme tout en révisant, avec la même application, ses verbes irréguliers anglais (« To fly, I flew, flown ! »). Ce tueur à gages à la réputation aussi impeccable que les costumes ne le sait pas encore, mais l’imprévu est sur le point de chambouler sa vie, sous la forme de deux rencontres.

Le sort jette d’abord
entre ses pattes Antoine (Guillaume Depardieu), témoin tétanisé d’une exécution opérée par Meynard. Le jeune coursier à la candeur désarmante aura vite fait de se couler dans le rôle du tueur stagiaire que lui propose son aîné (en dépit de ou grâce à une maladresse sidérante), tout en donnant au passage quelques leçons de « lâcher-prise » au vieux garçon follement stoïque.

Victor entre ensuite en collision avec la mytho-klepto-nympho-mane Renée Dandrieux (Marie Trintignant, qui exploite à ravir son allure de coucou femelle), qu’un concours de circonstances échevelé va l’amener à sauver alors qu’elle lui a été désignée comme étant sa prochaine victime !


S’ensuit une course-poursuite frénétique, mi-screwball comedy mi-cartoon, à base de parrain Corse, d’hommes de mains farouchement médiocres (un surtout, Serge Riaboukine, hilarant), de massage nocturne des pieds, de tueuse douairière (Madame Meynard mère alias Patachou, qui se montre digne des pires sorcières de chez Disney), de bonsaï taillé ultra-court, de second-meilleur-tueur-du-marché vexé par tout semblant de comparaison et de chat bombé en rose fluo. Le tout au milieu de dialogues ballistiquement ajustés, ce qui est d’autant plus jouissif, et pour le spectateur (écroulé de rire de bout en bout), et pour les acteurs, qui semblent s’amuser comme des mômes en classe vert-de-gris dans cette comédie déjantée. (Im)moralité : l’excentricité est plus savoureuse assumée plutôt que réprimée, et le foutoir est salvateur.

mardi 1 janvier 2008

Mirage de la vie (Imitation of life) - Douglas Sirk, 1959



C’est l’histoire de personnages qui sont tous persuadés que leur vie serait meilleure, plus digne d’être vécue, si seulement leurs rêves étaient exaucés. Nous avons donc l’actrice d’âge mûr (Lora Meredith, jouée par Lana Turner), convaincue que son talent finira par éclater et qu’il la met au-dessus du lot et justifie tous les sacrifices, y compris celui de sa vie amoureuse et familiale. Aussi (et surtout), voici la fille à la peau claire d’une domestique Noire (Susan Kohner, dont la gaucherie souligne encore plus le mal-être) qui ne désire rien tant que d’échapper à la vie de servitude à laquelle la destine sa filiation. Aucune des deux ne réalise, ni avant, ni pendant, ni après la tranche de vie couverte par le film, à quel point l’accomplissement de leurs souhaits est porteuse de désastres pour tout leur entourage, plus encore que pour elles-mêmes.


Ce qui frappe et que ces deux femmes ont en commun, c’est l’attitude bravache et méprisante de chacune envers ce qu’elles perçoivent comme médiocre et indigne d’elles : pour résumer, tout ce qui stigmatise leurs conditions respectives. La veuve aux abois, comédienne dont la notoriété ténue a vite été oubliée, ne supporte qu’à peine l’idée de se commettre dans une publicité idiote (mais alimentaire). Elle jette violemment à la figure de son chevalier servant, photographe de vocation devenu publicitaire pour boucler ses fins de mois, le dégoût que lui inspirent les compromis auxquels il a consenti. Dans un mouvement parallèle, la jeune Sarah-Jane (Kohner) efface méthodiquement tout ce qui pourrait la désigner comme un membre de la « race des esclaves » (ainsi que sont encore perçus, dans une certaine mesure, les Noirs dans l’Amérique de la fin des années 50). Il faut la voir feindre de ne pas reconnaître sa mère venue la voir, ou contrefaire le parler « petit-nègre » dès qu’on lui demande d’aider à servir le dîner. Lora comme Sarah-Jane ne peuvent supporter d’être vues pour ce qu’elles sont et s’ingénient à nier l’évidence.


Mais à la fin du film la première ne sera pas davantage devenue une femme indépendante que la seconde ne sera devenue Blanche. Lora aura toujours besoin d’être entourée de gens qui sont persuadés de son talent et qui la font sortir d’elle-même, qui la valorisent. Et Sarah-Jane n’a toujours pas résolu son problème d’identité, elle aura juste perdu la seule personne qui pouvait la démasquer de sa simple présence. Autant dire que l’une comme l’autre sont vouées à la fuite en avant pour alimenter l’insatisfaction qui est leur moteur commun…

J’ai trouvé ce film gonflé. Parce qu’il montre la profonde futilité de l’obsession (très Américaine, mais pas que) de la réussite et de ses attributs matériels. Et je me régale à voir la partition qui est attribuée à Lana Turner, et qu’elle sert avec énormément de sensibilité et (mais oui !) d’humour. Film gonflé parce que Sirk étale la cruauté extrême du lien implicite qui existe entre la notion de normalité, la position plus ou moins « mainstream » d’une personne dans la société, et ses opportunités de réussite. Si la vie que l’on gagne en se déguisant est si froide, c’est peut-être qu’elle n’est de la vie qu’un reflet, une imitation, comme le laisse entendre le titre original, comme le souligne le générique de début qui laisse couler les diamants jusqu’à oblitérer la lumière. Oui, tout cela est séduisant, soyeux, brillant, mais il en suinte un tel désespoir !


Voir aussi
ici la comparaison avec le film de John M. Stahl dont Sirk fait ici le remake.