dimanche 28 mars 2010

White material (Claire Denis, 2009): rejet du greffon



Un pays d'Afrique. Maria Vial, une française blanche qui dirige une exploitation de caféiers, s'obstine à boucler le traitement de sa récolte alors qu'une insurrection armée menace de balayer la région. 


Maria c'est Isabelle Huppert, actrice formidable cela va sans dire, dont le personnage peut faire à la fois penser à une jumelle de celui qu'elle a dû tenir dans Un barrage contre le Pacifique (que je n'ai pas vu mais je connais l'histoire de la mère de Marguerite Duras, qui y est retracé), et à un négatif de celui de Villa Amalia (vu celui-là). Dans le premier film une femme qui s'entête à endiguer les éléments, dans le second une femme qui lâche tout.

Maria est donc une femme enfermée dans son obsession de posséder dans un pays qui n'est pas le sien (elle a beau parler à sa terre pour tenter d'établir une connexion) et que ne fait que tolérer en lui, transitoirement, la présence de ces globules blancs exogènes. 

Obsession de contrôler aussi, tout aussi absurde car les capteurs de Maria ne savent pas attraper au vol les signes du danger qui s'amassent autour d'elle. Ainsi cette scène, où Maria tente de retenir en vain les employés de sa plantation qui fuient à l'approche des rebelles: Maria demande à une femme si elle a mis son fils à l'abri, l'autre lui rétorque qu'elle a pris cette précaution il y a déjà longtemps, Maria n'avait-elle donc rien remarqué tout ce temps?

Tout comme Maria ne sait ni comprendre, ni influencer ce pays (qui vit autour d'elle mais sans elle, dont elle n'est pas même spectatrice puisqu'elle vit dans une enclave de réalité qui n'est pas la réalité du reste du pays), elle est totalement impuissante devant l'apathie de son fils Manuel (Nicolas Duvauchelle), grand jeune homme qui passe sa vie à dormir. 
Plus que tout autre membre de la famille Vial, Manuel est inadapté à pays et peu fait pour encaisser la violence qui monte: lorsqu'il pique une tête dans le bassin il ignore que deux enfants-soldats le guettent non loin, lorsqu'il s'élance dans la brousse pour poursuivre ce qu'il prend pour d'innocents voleurs de poules il le fait, naïvement, pieds nus....

Mystérieux homme blessé trouvant refuge dans la maison de Maria, traces de pieds d'enfants boueux dans la baignoire, panne électrique, Maria voit sans voir et rejette d'un haussement d'épaules ces faits parasites sans jamais soupçonner leur importance fatale. Les fils électriques ont été sectionnés par José, le demi-frère métis de Manuel. Des enfants-soldats se sont introduits partout sur la propriété. L'homme blessé est "Le boxeur", chef des rebelles. Autant de choses dont la famille Vial n'est pas responsable (sinon responsable de les laisser advenir sans se poser davantage de questions) mais qui finiront par l'emporter.



Claire Denis, comme à son habitude, donne à voir et à sentir avant tout sans s'encombrer (ni nous encombrer) d'explications "psychologisantes" fallacieuses. Nous avons tous entendu parler de situations analogues (Côte d'Ivoire, Liberia, Rwanda - d'ailleurs en ce moment je découvre les récits de Jean Hatzfeld) et nous sommes préparés par cela à accepter cette histoire qui se déroule sans chercher plus loin, tout ce que nous voyons s'est produit un jour. 


Moins habituel, nous obtenons davantage d'informations sur le fonctionnement de Maria que sur d'autres personnages des précédents films de la réalisatrice - une conséquence de la présence de l'écrivain Marie N'Diaye au scénario? D'où une ou deux scènes superflues, notamment celle où Maria explique qu'elle ne comprend pas son fils (à un stade où tout spectateur l'aura déjà amplement constaté).
La mise en scène utilise à fond les reflets mats des routes de latérite rouge et des feuillages poussiéreux, les ombres des demeures désertées, les chuchotements presque surnaturels de la brousse où se tapissent les insurgés, créant une atmosphère d'attente et d'appréhension palpables de l'horreur qui vient.


dimanche 14 mars 2010

A single man (Tom Ford, 2009): Ultra-intemporelle solitude

Los Angeles, 1962. George Falconer semble en avoir assez de tenter de reprendre le dessus après la mort de son compagnon, Jim, dans un accident de voiture. Très tranquillement, il se prépare à se suicider, après avoir assuré sa dernière journée de cours à l'université où il enseigne, et après un ultime dîner avec sa meilleure amie, Charley.



Ça, pour être léché, c'est léché: lumières parfaites, cadrages parfaits, travail extrême sur l'image, décors parfaits, costumes plus-que-parfaits, tout proclame "Attention, c'est un control freak qui est derrière la caméra". Je me doute que beaucoup de critiques auraient (méchamment) souhaité que ce premier film du styliste Tom Ford ne soit que cela, une très élégante coquille vide. Et de fait, si l'on s'en tient à la - brillante, luxueuse, policée - surface des choses, ou si plus simplement l'on n'est pas réceptif à la tendre mélancolie qui sourd du film, ce n'est presque que cela.

Presque, mais un gros "presque", tout de même.

D'abord parce que Ford a eu l'intelligence (j'ai envie d'écrire "le bon goût", mais parlant d'un prescripteur de tendances comme lui je glisserais dans le pléonasme) de confier le rôle de Falconer à Colin Firth. Je l'ai entendu expliquer sur un plateau télévisé qu'il suivait depuis longtemps la carrière de Firth, et qu'il avait aimé nombre de ses films car, disait-il, il donnait toujours l'impression de posséder de multiples et profondes dimensions, et de receler davantage de mystères que les personnages qu'il incarnait. Je ne saurais mieux dire, étant toujours sous l'emprise du très iconoclaste Valmont qu'il incarna jadis pour Milos Forman. La fragilité intrinsèque et fatale de ce personnage n'a jamais été mieux mise en valeur que par lui (quand bien même la perversité gourmande de John Malkovich dans le film "concurrent" de Stephen Frears offrait d'autres intérêts).

Clairement, A single man offre à Colin Firth l'occasion d'élaborer davantage sur l'homme blessé, qui se traîne sans force dans un monde vidé de ses couleurs et de sa sève par la mort de l'être aimé. Il rend parfaitement la pesanteur de ce corps privé d'élans qui se meut dans un univers de couleurs sourdes et de bruits étouffés. Jusqu'à ce qu'il rencontre inopinément un peu de beauté, jusqu'à ce qu'il entre en contact par mégarde avec un autre être humain, et que de nouveau sa vision se colore et que son pouls s'accélère (jolie et toute simple idée de mise en scène de changer totalement la colorimétrie et le grain du film lors de ces instants-là). Ces contacts accidentels apparaissent à la fois comme une survivance lointaine de son radieux passé amoureux (présent sous la forme de nombreux flash-back), des contretemps dans son chemin vers le suicide, et finalement (synthèse des deux aspects précédents) comme une raison de continuer à vivre malgré la douleur.

Le film dans son ensemble ne révolutionne rien, ni la mise en images ni la narration, mais il dit joliment de jolies choses sur la nécessité d'aimer pour vivre, et les dit sincèrement (je le crois).