mercredi 20 juillet 2011

C'est Dreyer à la plage, ahou tcha tcha tcha!

L'été est une période privilégiée, et pas seulement pour bronzer ou pour se tenir inhabituellement éloigné de son ordi (ou pour bloguer un peu plus souvent que de coutume, ahem AHEM). 

Toute l'année vous aurez vu défiler des journées de boulot qui ne connaissent que deux tonalités: l'ennui mortel (la plupart du temps) et l'hystérie apoplectique (ponctuellement certes, mais il vous faut bien deux mois pour vous en remettre). 
Vous aurez jonglé sans fin entre vos trois espaces-temps, le professionnel (voir ci-dessus), le parental (si vous connaissez ce bonheur ineffable de vous être multiplié lors d'un accès d'optimisme délirant et/ou alcoolisé), et le personnel (qui généralement se résume à se blottir dans les bras de votre conjoint(e) pendant une petite heure tout en regardant un épisode de Dexter ou de Dr House avant de sombrer dans le coma... cette option existe également en version "célibataire" avec un coussin et un plateau-repas).
Vous aurez perdu le sommeil à la saison des deadlines vraiment "de la mort" (d'où leur nom sans doute): dossier collectif que vous finissez seul(e) faute de combattants, tout comme vous l'avez commencé d'ailleurs; stagiaire qui aura réalisé, après des mois à la coule, qu'il devait boucler son rapport en trois jours; présentation orale que vous envisagiez de faire à la fastoche et que vous vous sentez obligé(e) de chiader au-delà du raisonnable maintenant qu'un collègue vous aura montré le peu de cas qu'il fait de vos talents.
Vous aurez initié un nombre respectable de soirées avec vos amis, en témoignent les cadavres de bouteilles de formes diverses dans votre poubelle (pas la "générale", hein, la "verres", on peut être poivrot et écolo), et votre circonférence un peu honteuse (bahhhh oui mais quand on a eu fini le fromage il y avait encore du vin, alors on a fait pêter un autre fromage, et puis le pain est venu à manquer...).
Vous aurez, les soirs de grosse baisse de forme/grand froid, trouvé refuge sous la yourte de votre couette avec un bon polar pas trop exigeant au niveau neuronal, dont vous parcourez trois pages d'un œil vitreux avant de rendre les armes devant les éclaireurs du général Morphée.

... Compte tenu de tout cela, il est bien évident que ce n'est pas entre septembre et juillet que vous allez nécessairement vous sentir ultra-motivé pour attaquer l'œuvre complète de Tarkovski ou la face Nord de Dreyer (ou alors c'est que vous aimez quand ça fait mal). On ne va pas se mentir, certains réalisateurs sont particulièrement exigeants, même si je me hérisse lorsque quelqu'un lâche un bruyant "Hou, ça a l'air bien chiant!" dans un soupir, sans avoir jamais essayé plus d'une demi-heure. Il faut essayer, et ré-essayer lorsque ça ne marche pas du premier coup. Kieslowski, ça m'a pris quelques années. Fassbinder, j'ai adoré tout de suite, par contre je ne me vois pas glisser certains de ses films dans mon lecteur si j'ai passé ma journée dans des réunions. Ça se fait, mais justement parce que ce sont pas n'importe quels films, ça ne se fait pas n'importe quand ni à n'importe quelle condition. Vous déclineriez une invitation dans un splendide restau gastronomique si vous étiez enrhumé au point de ne plus rien sentir de votre palais? Hé bien là, c'est pareil. Il ne sert à rien de jouer le cinéphile dur-à-cuire qui se gargarise chez Rohmer et se ressource chez Ozu, à moins de ne vraiment aimer que la posture que cela donne en société. Quand on aime, on prend le temps, on fait les choses lorsqu'on sent le moment venu - ce principe est valable pour un peu tout dans la vie, je trouve.  


Alors pourquoi ne pas mettre à profit vos vacances les plus bulleuses (au hasard, maintenant, si comme moi vous les avez en éventail pailleté en ce moment) pour passer un peu de temps chez les auteurs "difficiles"? Vous êtes frais et dispos, vous n'avez pas à vous lever à l'aube demain, les soucis du boulot ne sont plus qu'une rumeur à l'horizon, votre frigo est plein de chouettes trucs à boire (ce qui peut considérablement aider pour envisager certaines œuvres avec détachement), en somme vous bénéficiez d'une disponibilité d'esprit que vous n'atteindrez à aucun autre moment de l'année.  
Piña colada jacta est.


dimanche 10 juillet 2011

I thought you were on my side: Une séparation (Asghar Farhadi, 2011)

 The English version of this post is available here.

Iran. Rien ne va plus entre Nader (Peyman Moaadi) et Simin (Leila Hatami). Cette dernière a insisté pour obtenir une audience auprès d'un juge pour divorcer de son mari, qui refuse de la voir partir avec leur fille Termeh (Sarina Farhadi) au Canada. Si tu veux partir c'est que tu ne veux plus vivre avec moi, je ne te retiens pas, dit-il, mais pas avec notre fille. Si tu refuses que nous partions pour une vie meilleure hors d'Iran, c'est que tu ne nous aimes pas vraiment, répond-elle, alors je veux le divorce. Déjà ils sont arc-boutés sur des positions diamétralement opposées (le juge qui les entend ne pourra rien faire pour les amener à des concessions), et à partir de ce point le film va nous montrer leurs stratégies respectives dans ce jeu de pouvoir intime - et ses conséquences, de proche en proche. 


Et les conséquences ne tardent pas à s'enchaîner, impitoyablement. Après l'audience, Simin quitte le foyer conjugal, laissant Nader aux prises avec son père, que la maladie d'Alzheimer rend totalement dépendant. Nader n'a d'autre choix que de demander à celle qui est jusque-là leur femme de ménage, Razieh (Sareh Bayat), de l'aider à prendre soin du vieil homme, au prix d'un supplément de travail épuisant pour une femme enceinte. De plus, Razieh est extrêmement pieuse, et sa situation d'employée d'un homme redevenu célibataire, qui implique de changer un vieillard qui ne contrôle plus ses sphincters, n'est pas sans poser de sérieux problèmes dans cette société iranienne percluse d'interdits. Sans compter que Razieh n'a jamais avoué à son mari, le colérique et impécunieux Hodjat (Shahab Hosseini), qu'elle travaillait pour l'aider à éponger leurs dettes. 

Très vite Razieh et Nader sont dépassés par les tensions qui se sont accumulées autour d'eux: Nader prend Razieh en faute dans les soins qu'elle est censée prodiguer à son père, il s'emporte et bouscule la jeune femme, qui perd son bébé peu après. S'il est démontré que Nader savait que Razieh était enceinte, il est passible d'une peine de prison conséquente pour meurtre, et il sera obligé d'indemniser les parents pour la vie perdue. Mais pouvait-il savoir, étant donné que Razieh était couverte de la tête aux pieds d'un vaste tchador et qu'en femme vivant dans la crainte des imams, elle s'efforçait de ne jamais croiser son patron?



Généralement, lorsqu'un film gagne un peu trop ostensiblement des prix importants dans un (des) festival(s), je me crispe un peu. Ce n'est pas que je n'aime pas le succès éclatant (il paraît que c'est très français ceci dit), mais trop d'unanimité me fait craindre juste un peu que le jury ne se serve du palmarès pour se donner des airs à peu de frais. Ceci dit, cela ne m'empêche pas de me faire mon opinion et d'aller voir le film en question en salles. Parfois mes soupçons se confirment, comme il y a quelques temps devant De l'autre côté de Fatih Akin: ça doit être satisfaisant pour l'esprit de récompenser un film traitant des relations inextricables entre Allemands et Turcs d'Allemagne au-travers d'un double parcours familial, mais le prix du scénario à Cannes pour un truc aussi lourdement écrit (la fille qui a perdu sa mère rejoint la mère qui a perdu sa fille, je vous jure que ça finit comme ça), au secours! On peut citer aussi Entre les murs de Cantet ou plus récemment The tree of life de Malick, tous deux Palmes d'Or à Cannes alors que ni l'un ni l'autre ne sont le meilleur film de chaque réalisateur.


Et puis il y a Une séparation, qui a fait un casse au dernier festival de Berlin (Ours d'Or du meilleur film, Prix du Jury Œcuménique, deux Ours d'Argent de l'interprétation, l'un pour l'ensemble du casting masculin et l'autre pour l'ensemble du casting féminin, pas de jaloux), et qui est (je ne vais pas vous faire attendre davantage) un film formidable. Je ne peux que tirer mon chapeau (un panama en véritable sisal du Yucatán, mind you). Une grande réussite qui est en premier lieu celle de l'écriture, qui mêle habilement, sans flamber pour autant (hein, Fatih Akin?), la tragédie privée de ce couple où chacun ment et manipule à tour de rôle pour "gagner" dans cette guerre de positions qu'est leur séparation, et la tragédie nationale de cet Iran où chacun est bâillonné par l'emprise religieuse, paralysé par la paupérisation générale, tétanisé devant la plus petite perspective d'un rétrécissement de libertés déjà ténues. Avec rigueur, la mise en scène nous dévoile progressivement les tensions entre les personnages, les arrangements avec la vérité que ces tensions provoquent, les cassures irréparables qui se produisent en réponse. Jamais l'attention ne se dilue car le fil de ce véritable suspens est gardé tendu jusqu'à la fin. Les prix d'interprétation sont totalement justifiés à mes yeux: tous les acteurs, toutes les actrices sont excellents. Aucun des personnages n'est radicalement figé dans une posture de salaud ou de victime, tous mentent et trichent à cause de cette peur qui imprègne leurs vies, aucun n'est gagnant en fin de compte. Et surtout pas la jeune Termeh, qui perd toute innocence enfantine dans le cours du film, et à qui la dernière scène, magistrale, appartient.

samedi 9 juillet 2011

Eowyn et moi

Ma relation avec Le Seigneur des Anneaux remonte à l'aube de mon adolescence (oui, c'est loin - gnagnagna - et ça n'est pas plus mal d'ailleurs). Depuis que je savais lire j'avais toujours eu le nez dans des bouquins, ce qui ne contribuait pas franchement à l'intégration du vilain petit canard que j'étais (mastoc, sourire pur acier inoxydable, je ne vous fait pas de dessin de peur de vous faire peur). J'étais étiquetée "intello" du seul fait que j'avais de bonnes notes dans un collège où le seul espoir de réussite, pour la plupart, résidait dans les filières sport-études. Autant le dire, la meilleure partie de ma vie se déroulait dans ma tête.


J'avais 13 ans lorsque ma prof de français de l'époque, qui trouvait que je faisais preuve de beaucoup d'imagination dans mes rédactions, me conseilla de lire Le Seigneur des Anneaux. Piquée au vif (une prof qui toute l'année m'avait obligée à lire des trucs atrocement chiants me parlait d'un bouquin hyper-célèbre dont je n'avais jamais entendu parler, je ne sais pas si vous voyez le calibre de la vexation), j'achetai d'un coup les trois volumes et, les vacances d'été venues, je lus d'une traite, quasiment en apnée. Une fois fini, je re-lus derechef. 


Je n'avais jamais rien lu de pareil, et je n'ai jamais retrouvé cette sensation depuis. Le sentiment de "voir" se dérouler, devant cet œil intérieur qui naît de la lecture, tout un monde riche d'histoire, de cultures, de personnages, pas seulement selon la dimension circonscrite par la narration mais au-travers d'âges mythologiques qui affleurent partout - et s'épanouissent dans des annexes roboratives qui firent mon bonheur, je devais déjà être un peu chercheuse. Le style me paraissait bien un peu raide et emphatique par moments (je me suis toujours promis de le lire en anglais un jour pour vérifier ce point) mais au fond ça n'avait guère d'importance. Ce qui comptait, c'était la droiture, le sens de l'honneur, c'était que toute le roman parlait de courage face à une adversité écrasante - toutes choses qui touchent forcément l'ado idéaliste et sensible qui se sent mal barré(e) dans l'existence.

Le temps a passé. J'ai jeté à la poubelle depuis longtemps les cahiers où je m'essayais à la calligraphie elfique, j'ai cessé de courir après tous les bouts de manuscrits publiés par le fils de Tolkien. Et puis les films sont sortis sur les écrans, je me suis précipitée sans bouder mon plaisir, il est vrai que Peter Jackson n'avait pas mégoté sur les moyens ni (plus important) sur l'enthousiasme enfantin de s'emparer de ce projet titanesque et mythique pour tant de fans du livre. On pourra toujours chipoter: Arwen est trop juvénile pour une elfe, son histoire avec Aragorn est gonflée de manière disproportionnée par rapport au roman, la répartition des évènements entre Les deux tours et Le retour du roi a été fortement modifiée, Tom Bombadil n'est évoqué nulle part, entre autres points qui ont fait tiquer les puristes. Certes, mais ça fonctionne et ça a une gueule folle: le Balrog est encore plus beau que ce que je m'étais représenté lors de mes lectures, Viggo Mortensen en Grand-Pas/Aragorn possède juste le bon mélange entre pas lavé-mal rasé et charisme mystérieux, les sorciers sont dantesques, Cate Blanchett semble née pour être Galadriel...



... et puis il y a Eowyn, incarnée par Miranda Otto. J'ai une relation un peu personnelle avec Eowyn dans la mesure où, de tous les personnages du livre à l'exception de Frodon, c'est celui qui part avec les chances de succès les plus compromises, et ce d'autant plus qu'elle est une femme dans un univers d'hommes et de guerres. Le rapprochement est d'ailleurs fait entre sa vulnérabilité, son inaptitude supposée à la guerre, et la vulnérabilité et l'inaptitude des hobbits. Pour cette raison sans doute (fragilité mais fierté, besoin désespéré de faire ses preuves et de faire face au danger) je trouve que c'est l'un des personnages les plus forts du livre. Et du film: Miranda Otto parvient à merveille à rendre la soif d'héroïsme du personnage, son jusqu'au-boutisme qui trahit sa jeunesse, le besoin qu'elle a d'aimer celui qu'elle admire. Ai-je besoin de dire que je m'identifiais beaucoup à elle?...



Il y a peu est sorti le coffret regroupant les versions longues sur Blu-Ray. Là encore, certains trouvent encore le moyen de râler (la répartition du film sur deux disques, la colorimétrie, que sais-je...). Pour ma part je trouve que ces films semblent avoir été conçus tout exprès pour le support Blu-Ray, et que ce dernier, seul, rend enfin justice au perfectionnisme échevelé de la bande de dingues passionnés qui a épaulé Jackson dans son entreprise (regardez les suppléments si vous n'avez pas encore mesuré l'ampleur du défi qu'ils ont relevé). Pas une cicatrice sur le dos de Gollum, pas une miette de lembas ne peut désormais vous échapper. Et vous vous régalerez à pétocher d'importance lors de la bataille du Gouffre de Helm, dans les teintes sombres mais hautement définies de la pluie, de la boue et des Uruk-haï. Un Blu-Ray pour les gouverner tous...