samedi 29 octobre 2011

Standing in the way of control: Shortbus (John Cameron Mitchell, 2006)

Sofia est une sexologue qui n'a jamais connu l'orgasme. James et Jamie, un couple gay en crise, vient un jour la consulter alors qu'elle rumine (encore) la frustration d'un rapport (de plus) qui l'a laissée insatisfaite. Ils lui conseillent de venir au "Shortbus", un endroit mi-lounge bar, mi-back room qui accueille "les doués et les handicapés" ("the gifted and challenged") du sexe, ainsi que l'explique le très coloré hôte des lieux, Justin Bond. Ces personnages croisent la faune des lieux, entre orgies et confidences: Severin la dominatrice fatiguée de ne pas savoir développer une "vraie relation", Ceth l'admirateur du couple James/Jamie, Caleb, un jeune voyeur qui espionne le même couple en soupirant après la mélancolie du beau James, un ancien maire de New-York qui n'a jamais eu le courage de jouer les militants de la cause homo....


Pour ceux qui, comme moi, sont soucieux de comprendre les raisons du choix d'un titre de film, le ramassage scolaire des enfants présentant un handicap physique ou mental s'effectue, aux USA, dans un bus jaune plus court (a short bus, donc) que celui emprunté par les autres enfants, comme c'est expliqué ici sans excès de politically correct. Voilà, ça c'est fait. Du coup (et la vision du film le confirme, quoique pour ceux qui avaient vu le formidable et chatoyant Hedwig and the Angry Inch du même réalisateur, cela ne sera pas une trop grande surprise), il est clair que l'histoire s'attache à nous montrer qu'en matière de sexe, d'amour, de bonheur ou de manières de vivre sa vie, il n'est pas de "normalité" (ou, a contrario, d'"anormalité") qui tienne. 
Ce qui est frappant dans cette vue en coupe d'un groupe de New-Yorkais (pas plus riches, pas plus "à problèmes", pas plus à la marge de la société, que d'autres), c'est la pression terrible qui s'exerce sur chacun d'eux pour combler ce qui, de l'extérieur et par eux-mêmes, est perçu comme un manque: le manque de communication pour Severin (qui a du mal à révéler ne serait-ce que son véritable nom mais fouette ses clients à tours de bras), le manque d'abandon pour James (qui tient son compagnon à distance à l'aide de sa caméra), le manque d'orgasme pour Sofia (qui essaiera méticuleusement des solutions diversement comiques pour tenter de réveiller son désir). Chacun ses blessures et son bagage, et pour tous la profonde tendresse, la vraie compassion du réalisateur, qui jamais ne juge, jamais ne montre des coïts par racoleuse facilité mais bien pour tenter de capter sur pellicule la nature incroyablement fragile, éphémère et merveilleuse de cette étincelle qui peut s'épanouir entre deux personnes (ou plus!) qui partagent un peu de chaleur, quelle que soit la forme (parole, rire, caresse) revêtue par celle-ci.

samedi 15 octobre 2011

Habemus Papam (Nanni Moretti, 2011)

Le Vatican est en émoi, les cardinaux sont réunis en Conclave à huis clos pour élire le nouveau Pape. Le consensus est long à venir et, après plusieurs tours infructueux qui échouent à départager les mêmes favoris, les voix finissent par se porter sur le cardinal Melville (Michel Piccoli). Il est pressé de mettre fin à l'attente des fidèles massés sur la place Saint-Pierre-de-Rome en s'adressant à eux du haut de son balcon mais au dernier moment l'angoisse le saisit, il n'est pas à la hauteur de sa charge, il recule. 
Tant que le Pape ne s'est pas officiellement exprimé le Conclave ne peut être dissout, ni l'identité du nouveau Souverain Pontife révélée au public, aussi le Vatican se transforme-t-il en un mélange de colonie de vacances (dont les pensionnaires seraient substantiellement plus âgés que la moyenne) et de bunker duquel aucun signe de la panique qui règne ne doit filtrer. 



Dès que j'ai appris que le nouveau film de Nanni Moretti serait centré sur un Pape en crise existentielle, j'ai jubilé. J'aurais trépigné de toute manière à la seule annonce d'un film de Moretti, mais de le savoir sur le point de s'attaquer à l'Eglise catholique, comment dire? Après le Berlusconi soigneusement destructuré dans Le caïman, on ne pouvait que sentir le potentiel de ce sujet pour servir de terrain de jeu à l'ironie mordante de l'auteur.  

L'ironie, de fait, ne manque pas. Les augustes cardinaux sont dépeints comme d'affreux garnements légèrement irresponsables et portés à la tricherie. Un psychanalyste (argh!) athée (horreur!) joué par Moretti lui-même est appelé en urgence pour tenter de soigner le Pape, mais il ne lui est permis ni de s'isoler avec son patient, ni de lui poser la moindre question qui pourrait le mettre en porte-à-faux avec le dogme religieux, et qui sont bien sûr les sujets de prédilection des analystes. Le porte-parole (Jerzy Stuhr), devant la dépression du Saint-Père qui se prolonge et se change en fugue pure et simple, imagine un stratagème tout bonnement diabolique pour donner le change: installer un Garde Suisse plutôt joufflu dans les appartements du Pape afin que son ombre, sa silhouette et sa main à la fenêtre soient pris pour ceux de l'occupant légitime des lieux. Le résultat dépasse de loin ses espérances puisque le maintien de ces minces apparences semble restaurer la paix du Conclave (où l'on voit que le decorum finit par prendre le pas sur le fond), qui par ailleurs s'est transformé en tournoi de volley-ball sous l'impulsion du psy gardé captif.



Alors oui, ironie, mais on est loin du jeu de massacre que certains attendaient manifestement au vu du grand-guignol ravageur qui imprégnait Le caïman (oui, encore lui), et qui fait que j'ai lu pas mal de commentaires assez tièdes et déçus sur Habemus Papam. La tendresse est très présente ici, pour dépeindre un rituel étouffant qui infantilise tous ces vieux bonhommes à force de les entourer à chaque instant de leurs vies. Et c'est particulièrement vrai pour le Pape nouvellement nommé, qui d'un coup se sent étouffer face à l'énorme charge qui lui tombe dessus, et à laquelle rien ne l'avait jamais préparé vu qu'il comptait jusque-là parmi les Monsieur-Tout-le-Monde du clergé, d'autant qu'il se voit avant tout comme un acteur raté. Michel Piccoli, qui lui n'a plus rien à prouver depuis longtemps quant à ses talents d'acteur (225 films selon l'IMDb, excusez du peu, et parmi eux quantité de rôles majeurs) et qui de fait est excellent, incarne un vieil homme effaré de ce qui lui arrive, humblement désolé de causer tant de dérangement avec son petit mal-être intime mais pas moins désireux de résoudre son questionnement par lui-même et à sa manière, à son rythme et rien d'autre. Le portrait est bien celui d'un homme qui cherche à se définir au plus juste (autant pour ne pas se tromper lui que pour ne pas induire les autres en erreur à son sujet), un homme dépeint tout en fragilité et en compassion. La fonction papale n'est là que pour porter à l'extrême, quasiment à l'absurde, un exemple de ces péripéties de l'existence qui font que  soudainement, l'attention et les attentes se reportent sur une personne qui n'a pas fait le choix de les attirer.



.... Et encore une fois, comme pour le magnifique La piel que habito, force est de constater que les voies des jurys Cannois sont parfois difficilement pénétrables lorsqu'elles les conduisent à ignorer des films de cette qualité. Habemus boulam.



vendredi 7 octobre 2011

La piel que habito (Pedro Almodóvar, 2011)





Robert Ledgard (Antonio Banderas) est un chirurgien froid et précis, spécialisé dans (ou plutôt obnubilé par) l'expérimentation de méthodes d'avant-garde de greffe de peau, depuis la mort de Gal, son épouse, brûlée vive dans sa voiture alors qu'elle tentait de le quitter. Son obsession l'amène à s'aventurer loin des limites imposées par l'éthique scientifique... et loin des limites de la moralité tout court, puisqu'il séquestre une jeune femme qu'il utilise comme son cobaye, la mystérieuse Vera (Elena Anaya). La relation entre Robert et Vera est complexe, faite de répulsion et de fascination des deux côtés - sur son écran géant Robert observe constamment Vera, (à peine) vêtue d'une combinaison moulante couleur chair qui protège son épiderme tout neuf, Vera en est consciente et le provoque. Survient le fils de Marilia (Marisa Paredes) la gouvernante de Robert, le grotesque Zeca. Ce dernier est sous le choc en croyant reconnaître Gal, son ancienne amante, en Vera. Sa tentative de la libérer fait exploser un fragile équilibre élaboré sur une délicate architecture de la douleur....



Chaque film d'Almodóvar est une surprise et un délice en égales mesures, tant on a la garantie, dès le départ, de se faire embarquer dans un récit totalement maîtrisé dans son fond et dans sa forme, et qui défie les stéréotypes scénaristiques classiques. La piel que habito ne fait pas exception à ce merveilleux dogme: dès les premiers plans j'ai été captée totalement (et la salle, d'après ce que j'ai pu juger au silence général et puissant, l'a été avec moi jusqu'à la fin), et j'ai aimé dériver le long de cet impressionnant flux narratif sans avoir la moindre idée quant à la destination où il entendait me mener. Quel bonheur, pour une fois, de ne pas voir se profiler l'évolution de l'histoire avec une demi-heure d'avance!



On ne peut pas dire cependant qu'Almodóvar arpente ici des chemins totalement balisés. Il s'agit certes d'identité en général et d'identité sexuelle en particulier, mais la forme adoptée est infiniment contenue, privilégiant les courants souterrains, les forces telluriques, plutôt que la flamboyance visuelle et émotionnelle légèrement hystérique si "movidesque" qui pour beaucoup est la seule marque de fabrique de ce cinéaste. C'est un point de vue trop caricatural à mon goût, dans la mesure où Almodóvar a signé nombre de films très éloignés de cette esthétique qui n'est finalement que celle de ses débuts, et en particulier (lorsqu'il s'agit de chercher des précurseurs de La piel que habito) En chair et en os, qui explorait déjà les possibilités de la substitution amoureuse et du corps comme prison, ou plus récemment Etreintes brisées pour la célébration du deuil par l'image-tombe de l'être aimé. Même si bien entendu la présence du "fils prodigue" Banderas renvoie également à deux autres films de la période chatoyante, La loi du désir pour la contrainte du désir de celui qui est aimé par celui qui aime (maladivement), et Attache-moi! pour le thème de la captivité. 




La sensualité est là mais plus subtile et noyée des ténèbres vénéneuses propres aux codes du Film Noir: le costume de Vera révèle davantage qu'il ne cache, les corps réellement ou faussement dénudés se reflètent à l'infini sur les écrans à cristaux liquide et les tableaux de nus de la somptueuse demeure/clinique/geôle de Robert, les limites de l'observation médicale ont tôt fait de céder le pas au voyeurisme le plus trouble J'ai pensé à Body double de De Palma, notamment à cause d'un certain déguisement arboré par Robert pour brouiller les pistes (chut chut je n'en dirai pas plus pour ne pas vous gâcher le plaisir), et dans une moindre mesure à Obsession (autre De Palma) et/ou à son modèle, Sueurs froides d'Hitchcock, pour le thème du double et de la re-création de novo, fondamentalement sadique, d'une femme plus facile à soumettre aux fantasmes de l'homme, Pygmalion dégénéré.Et bien sûr Les yeux sans visage de Franju pour l'atmosphère légèrement fantastique et le sauvetage désespéré de la beauté ravagée.

Le résultat est d'une cruauté magistrale, brûlante sous une (fine) surface de froideur et d'abstraction (à l'image de la peau de Vera qui est le fruit d'un artifice contre nature), tel le masque mélancolique et implacable arboré par Antonio Banderas, que je n'avais pas vu aussi bon, ni aussi terrifiant, depuis fort longtemps.

Autant dire qu'à titre personnel, et sans préjuger des qualités des autres films présentés cette année, je me demande comment le jury du Festival de Cannes a pu ne pas récompenser ce film-ci.