dimanche 23 mars 2014

Life can be cruel if you're a dreamer: Only lovers left alive (Jim Jarmusch, 2013)

Adam (Tom Hiddleston) and Eve (Tilda Swinton) sont des vampires. Il est une rock-star recluse collectionnant les guitares les plus rares dans un Detroit réduit par la crise à un squelette de ville. Elle est une bibliophile distinguée et pâle vagabondant de nuit dans un Tanger interlope où les vendeurs de rue pourvoient à tous les besoins. Ils s'aiment et ne peuvent vivre longtemps l'un sans l'autre, ce n'est pas pour rien s'ils ont traversé les siècles ensemble. 

Oui mais voilà qu'Adam semble atteint par le spleen. Les zombies (surnom que les vampires donnent aux humains comme s'ils étaient, eux les non-morts, plus vivants) l'exaspèrent par leur stupidité et leur manque d'élévation intellectuelle. Il les fuit, leur idolâtrie vite gagnée et tout aussi vite perdue le dégoûtent. Eve arrive à la rescousse pour le ramener à lui-même...



Raconter un film de Jarmusch est pratiquement impossible. L'histoire, si tant est qu'il y en ait une, est presque toujours des plus ténues, les dialogues souvent minimalistes, en un mot tout tient par l'atmosphère, les climats qui sont installés entre les personnages. Insensiblement, le film s'écrit dans ces creux et ces vacances, dans l'étirement langoureux des plans et les nappes de musique. Tout cela fait partie du cinéma de Jarmusch et il est vain, comme j'ai entendu des critiques le faire, de s'en plaindre - ce n'est pas comme si le grand Jim nous prenait par surprise. Même s'il faut aussi reconnaître que dans Only lovers left alive (titre somptueux au demeurant) il exagère les caractéristiques de son style, et ce pour une raison qui tient à la nature même de son sujet: ses vampires enjambent le temps comme ils traversent des continents pour vivre leurs douces non-vies d'esthètes raffinés. 

Leurs conversations embrassent indifféremment le 16e siècle et les dernières explorations spatiales, la fructification hors-saison d'un champignon leur arrache des cris d'émerveillement, ils peuvent reconnaître l'origine exacte d'un bois en l'effleurant des doigts... Capables de tirer inspiration et connaissance de tout ce qui les entoure, ils ont fait don aux hommes de leurs plus belles inventions car seule compte pour eux la pérennité de leurs œuvres. A l'évidence Jim Jarmusch n'a pas fait ce film pour revisiter en profondeur les grands symboles vampiriques (il les effleure mais on sent que ce n'est pas vraiment cet aspect qui l'intéresse), il nous parle en fait de l'artiste, de son exigence et de son nécessaire isolement dans la quête du beau et du vrai. Fais voir tes canines, Jim?

mercredi 12 mars 2014

12 years a slave - Steve McQueen, 2013

Etat de New York, 1841. Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor), un homme Noir né libre, respecté et intégré dans une société d'apparence progressiste, est enlevé et acheminé vers les Etats du Sud pour y être vendu comme esclave. Il restera captif pendant douze ans, comme l'indique le titre, et racontera son histoire dans un livre.



J'ai beau avoir un a priori favorable quant aux films de Steve McQueen (pour avoir été très impressionnée par la puissance de ses deux œuvres précédentes, Hunger et Shame), je n'étais pas de prime abord follement emballée par sa nouvelle entreprise. Récit autobiographique, aspect "monument de l'Histoire américaine", couplet pour la tolérance et contre le racisme de la part d'un cinéaste lui-même Noir, positionnement comme l'un des favoris des derniers Oscars.... On peut dire que les planètes s'alignent pour couronner l'élu du moment, ou on peut trouver que tout cela, c'est un petit peu "trop". Je fais très clairement partie de la seconde catégorie dès lors que les trompettes de la renommée sont un peu trop vite embouchées par trop de monde à la fois.

Fidèle à ma ligne de conduite habituelle en pareil cas, je ne suis allée voir 12 years a slave que très tard, le temps pour la rumeur de se calmer un peu et de me laisser apprécier ce film pour ce qu'il est, et non pour ce qu'on en dit ou pour ce qu'on me demande d'en penser. Je pense avoir bien fait, car je ne crois pas qu'autrement j'aurais pu saisir aussi clairement les intentions du réalisateur. 

Steve McQueen nous propose une immersion impressionnante dans le quotidien d'un esclave dans l'Amérique d'avant la Guerre de Sécession, nous offre de sentir et de voir avec son héros (car nous n'en savons jamais plus que Solomon Northup et nous sommes ballotés avec lui au gré de ses mésaventures) ce qu'a pu être, ce qu'a sans doute été la réalité sensorielle de cette condition. Le ravalement au rang d'objet, de simple possession matérielle signalant la richesse de l'un ou remboursant la dette de l'autre, d'animal de trait dont la seule finalité est d'accomplir la tâche qu'on lui a assignée. La négation du libre-arbitre, de la dignité et des sentiments les plus élémentaires. La nécessité vitale pour l'esclave de dissimuler qu'il est doté d'intelligence et de savoirs, de peur qu'il ne soit perçu comme une menace par des maîtres abrutis par la cupidité ou aveuglés par le fanatisme. L'impossibilité de faire confiance à qui que ce soit, car toute personne dépositaire de ses secrets peut les utiliser comme monnaie d'échange. 

Graduellement nous voyons comment un être humain qui s'est toujours vécu comme civilisé et éduqué est dépouillé de ses espoirs jusqu'aux plus infimes, comment il en vient, à force d'humiliations, à régresser jusqu'à n'être plus qu'un animal tout entier tendu vers sa propre survie. Car le film puise une grande partie de sa force dans cet avant/après ravageur: Solomon n'est pas né esclave, il l'est devenu, et le sentiment de ce qu'il a perdu (et qu'il pense avoir perdu pour toujours) rend sa condition d'autant plus cruelle et son regard sur ce qui lui arrive d'autant plus douloureux, car imprégné de l'incrédulité de celui qui vit un cauchemar éveillé, sans rapport avec la réalité qu'il a toujours connue. C'est cette déchéance, aussi, qui nous permet de nous identifier à Solomon, et qui nous transmet ce qui est à mon sens le message sous-jacent de ce film: les libertés et les droits que nous pensons ne jamais pouvoir être remis en question peuvent nous être dérobés du jour au lendemain si nous n'y prenons garde. Il faut prendre conscience des puissants intérêts aux visées réactionnaires qui œuvrent pour les abolir et les combattre par nos actions quotidiennes.