dimanche 27 mai 2012

Suitcase of memories: Welcome in Vienna (trilogie d'Axel Corti, 1982-1986)

J'ai avec la capitale de l'Autriche une relation, on va dire, compliquée, et je pense que je suis allée voir ces films en partie pour cette raison.
Sans vouloir étaler ma vie sur la place numérique publique, je dirai simplement que l'expérience de la vie là-bas m'a laissé le souvenir d'un rejet particulièrement violent, et l'impression constante d'être vue comme une indésirable. Depuis que j'en suis partie, je cherche à comprendre ce qui peut engendrer une société aussi fermée, aussi froide. Les entretiens donnés par Elfriede Jelinek et Michael Haneke dans les journaux, ainsi que leurs œuvres respectives, m'ont aidée à compléter ce que je savais déjà, ou ce que j'ai senti lors de mon séjour viennois: la nostalgie de l'empire des Habsbourg, l'ambiguïté vis-à-vis de l'Anschluss, la dénazification jamais vraiment faite. Les affaires Kampusch et Fritzl sont aussi passées par là, et l'homme politique d'extrême-droite Jorg Haider a trouvé la mort dans des conditions plus que particulières: autant d'éléments de réflexion sur la capacité de l'Autriche à ne pas regarder la vérité en face, à ne pas assumer sa part d'ombre, tout en maintenant coûte que coûte une façade de respectabilité.  

Parlons maintenant de Welcome in Vienna, trilogie tournée en noir et blanc pour la télévision par Axel Corti, dont je ne connaissais jusqu'à présent que le délicat La putain du roi. Il est ici parti d'un matériau qui, pour avoir une valeur historique forte, n'en est pas moins humain avant tout: c'est le récit, largement autobiographique, de Georg Stefan Troller.




Lors du premier volet (Dieu ne croit plus en nous), nous nous attachons aux pas de Ferry Tobler, jeune juif que le processus d'aryanisation en cours dépossède de l'héritage de son père et force à l'exil, en France puis en Amérique. Il sera aidé par la famille de fortune qu'il trouvera sur son chemin, et plus particulièrement par le courageux Gandhi (le toujours remarquable Armin Mueller-Stahl). Je passe rapidement sur ce chapitre, n'ayant rien trouvé de particulier à en dire.

Le second volet (Santa Fe) débute alors qu'arrive à New York le paquebot transportant Ferry et d'autres juifs fuyant l'arrivée des nazis en Autriche. Seuls ont le droit de débarquer les réfugiés qui peuvent se prévaloir d'un contact en Amérique (à la fois caution morale et caution financière), et Ferry trouve la mort en portant secours à une jeune femme qui tente de quitter le navire à la nage. Cette scène se déroule sous les yeux de Freddy Wolff (Gabriel Barylli, très attachant), avec qui Ferry avait sympathisé lors de la traversée, et qui sera le héros central des deux derniers chapitres.

Sitôt débarqué, Freddy travaille dur pour gagner sa vie dans son pays d'adoption, en bénéficiant, çà et là, de l'aide d'autres réfugiés (dont la plupart ne sont pas en bien meilleure  posture). Il rentre bientôt au service, puis plus généralement dans la vie, d'une jeune femme et de son père, écrivain frustré et épicier par défaut. Plus Freddy tente de s'intégrer, plus lui manque ce qu'il a laissé, plus est patent le vide qu'il partage avec ses camarades d'exil. Chacun se raconte une nouvelle existence américaine faite de succès et libérée des regrets et de la nostalgie. Telle s'invente un fils affectueux et bardé de diplômes prestigieux. Tel s'imagine être à l'aube d'une carrière prestigieuse à Hollywood grâce à l'entraide et l'entregent des réfugiés célèbres que sont Ernst Lubitsch et Billy Wilder. Telle préfère prétendre que sa mère est morte pour mieux tenir à distance l'idée qu'elle a été abandonnée à son sort dans un asile psychiatrique. Tel combat par la désinvolture et la fantaisie la double blessure d'être privé de sa fille, et de voir celle-ci élevée par un beau-père nazi. Tous vivent avec chez eux des valises jamais défaites, coincés entre deux mondes dont aucun ne les accepte, que ce soit l'ancien qui a manqué de les tuer, ou le nouveau qu'ils sont trop lestés de souvenirs mortifères pour conquérir. Freddy finira par comprendre que pour lui il n'est pas d'autre solution que de revenir à Vienne, ce qu'il fera en tant que soldat  - situation paradoxale puisque cet engagement l'assurera d'obtenir la nationalité américaine.

Le troisième volet (Welcome in Vienna proprement dit) est pour moi le plus fort, dramatiquement parlant, de la trilogie - c'est sans doute pour cette raison qu'il fut initialement le seul film des trois à connaître une sortie en salles. Freddy est de retour en Autriche, qu'il traverse d'Ouest en Est, de Salzbourg à Vienne, à mesure que les troupes alliées prennent possession du pays que les nazis ont fui. Freddy croit dur comme fer être dans le camp de la justice, dans celui des libérateurs. Très vite cependant, les situations auxquelles il se trouve confronté, ainsi que sa propre position ambiguë (juif autrichien parlant un allemand parfait avec les ennemis capturés mais aussi militaire américain, perdant et victime mais aussi vainqueur et juge, voire bourreau), lui montrent l'impossibilité d'atteindre l'apaisement. Ainsi, il s'éprend de Claudia, fille d'un dignitaire nazi dont elle dit désapprouver les idées, mais qui renierait toutes ses convictions dans la seconde pour un rôle dans une pièce de théâtre. Car actrice, elle l'est jusqu'à la moelle, lorsqu'elle accepte les faveurs du meilleur ami de Freddy à l'insu de ce dernier, ou qu'elle travaille sans hésitation avec un metteur en scène compromis avec le Reich. Elle ne fait que suivre le mouvement général dans cette Autriche en pleine transition, un mouvement dont le credo serait: nous avons sans doute fait une erreur regrettable en suivant Hitler mais il est trop tard, il est inutile de nous appesantir là-dessus, il est temps de changer de disque et d'apprendre à danser avec les nouveaux maîtres des lieux, les forces alliées - car nous n'avons, pas plus qu'hier, le choix, si nous nous repentons, si notre condamnation est prononcée nous perdrons tout.

Alors qu'importe que les voisins de Freddy aient dépouillé sa mère, qu'importe que l'accessoiriste du théâtre (qui ressemble si fort à Klaus-Maria Brandauer que j'ai été obligée de vérifier au générique que, non, ce n'était vraiment pas lui) ait été gardien dans un camp de concentration et qu'il s'engraisse grâce au marché noir. Qu'importe que la reconstruction du pays s'achète au prix du silence jeté sur bien des compromissions criminelles. Freddy échouera à accepter cette réalité cynique, comme il avait échoué à débuter une vie entièrement neuve en Amérique. Mais il ne réussira pas davantage à s'arracher à ce qui demeure, malgré tout, son pays.

samedi 19 mai 2012

You were never meant to belong to me: Les adieux à la reine (Benoît Jacquot, 2012)

Sidonie Laborde (Léa Seydoux) n'est pas grand-chose et ne laisse rien percer de ses origines, ni de ses aspirations. Sa singularité est de savoir lire. Elle est lectrice auprès de la reine Marie-Antoinette (Diane Kruger) et cette fonction mobilise toute son énergie (pendant tout le film nous sommes cramponnés à sa nuque, rebondissant avec elle d'un lieu à un autre), de même que la reine focalise sa jeune adoration. Sidonie ne vit guère que pour ces quelques instants de la journée où, peut-être, la capricieuse souveraine la fera mander et où elle, la petite rien-du-tout, aura l'autorisation de s'asseoir tout près de sa maîtresse, de croiser son regard, d'allumer son sourire, d'entrevoir un pan d'épaule nue dans l'échancrure de la chemise. De la reine elle accepte tout: qu'elle régisse son temps en lui prêtant une horloge précieuse, qu'elle soit perdue d'amour pour Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen) et qu'elle lui en parle longuement. Elle lui pardonne tout, jusqu'à se brouiller avec ceux des serviteurs qui se montreraient par trop critiques, jusqu'à épouser un point de vue qui n'est pas celui propre à sa condition, et qui est celui des aristocrates, celui d'une classe, d'un monde, qui est voué à une destruction prochaine...



 
Car des rats mort flottent sur les bassins, des moustiques attaquent cruellement les peaux: le 14 juillet 1789 ressemble encore à un jour d'été pénible et languide, dès le 15 des libelles meurtriers circulent. De Paris parviennent des bruits inquiétants, dont la confusion même souligne le danger de la situation. Lentement, ils finissent par perfuser les couches multiples (filmées comme les ponts grouillants de monde et étroits du vaste paquebot que serait Versailles) qui forment la cour et qui isolent le couple royal de son peuple. Une liste de têtes à couper circule, et tout le monde semble la perdre (la tête) par anticipation: on fuit, on ne fuit plus; on se tue sur place pour ne plus attendre dans la peur.


La reine sort brutalement - mais tardivement - de ses rêves de belles toilettes et de riches broderies lorsqu'elle réalise que la vie de celle qu'elle aime est menacée précisément parce qu'elle est aimée d'une reine haïe par le peuple, et qu'elle a bénéficié de ses largesses. Se sachant perdue, Marie-Antoinette soumet Sidonie au plus cruel des chantages: elle doit prouver son amour pour sa reine en participant à la fuite de Gabrielle de Polignac vers la Suisse, Sidonie vêtue en duchesse et la duchesse travestie en servante. Pour Sidonie cela signifie une mort certaine si le convoi est intercepté - et cela marque de toute façon la mort de ses illusions quant à l'affection que lui porte sa reine, qui n'aura jamais fait que la manipuler, avec plus ou moins de conscience de le faire... aussi accepte-t-elle.

J'avoue avoir eu du mal à me sentir émue, pendant un long moment. Trop de cavalcades, accrochée aux jupons de Léa Seydoux, sans doute? Pas assez d'empathie pour son personnage, qui a force de paraître buté et renfermé ne donne pas assez de prise au spectateur? (un peu mon problème sur le précédent et seul film de Benoît Jacquot que j'aie vue avant celui-ci, Villa Amalia) C'est Diane Kruger, à ma grande surprise, qui a fini par m'ouvrir les portes d'un film dont je commençais doucement à me demande où (diantre) il comptait m'emmener. Je crois que c'est la première fois que je la vois faire l'actrice, je n'avais donc aucune attente particulière à son égard. Aucun moyen de me préparer à être soufflée comme je l'ai été devant la scène où elle confie son désarroi amoureux à Sidonie - c'est bien ça, l'amour qui nous fait marcher à côté de nos pompes, fût-ce les pompes d'une reine, et qui nous fait trembler comme un enfant à l'idée de le perdre. Cette Marie-Antoinette-là m'a touchée, alors que le personnage historique m'a toujours été odieux. Pour le reste, je regrette surtout des caractères secondaires trop rapidement esquissés pour être intéressants: Virginie Ledoyen a certes une partition qui repose (logiquement) essentiellement sur sa présence physique et sensuelle, on peut à la rigueur admettre qu'elle n'ait pas 50 mots à dire, mais employer Julie-Marie Parmentier et lui donner si peu à jouer, c'est tout de même dommage.