dimanche 23 janvier 2011

Le cœur est un tueur solitaire: The American (Anton Corbijn, 2010)

Jack (George Clooney) est un homme seul par nécessité professionnelle: spécialiste de la fourniture d'armes fabriquées sur-mesure (et de ses mains) pour satisfaire aux besoins de tueurs à gages, il est aussi une cible de choix et, à ce titre, l'approcher peut être mortel. Lorsque nous le découvrons, on vient de tenter de le tuer dans le petit village suédois où il se cachait et (sans preuve) il a abattu sa compagne du moment pour couvrir ses traces. 

Le revoici, en planque dans une bourgade des Abruzzes. Seul, et en alerte permanente - sa paranoïa affleure en permanence: l'entraînement physique qu'il s'inflige, le fait qu'il ne dorme que par à-coups, et encore, une arme à portée de main. Il accepte de son commanditaire, Pavel (Johan Leysen), un ultime contrat avant de se retirer des affaires (que cette volonté soit née de l'impression qu'il n'est plus assez affûté, ou de celle qu'il est trop usé par l'ascèse extrême à laquelle sa vie le contraint, ou les deux...). Il doit confectionner une arme pour Mathilde (Thekla Reuten, blonde hitchcockienne en diable... enfin, quand elle est blonde), et c'est fini, croit-il. 

Pour passer le temps entre deux ajustements minutieux de silencieux, il converse avec un prêtre compatissant (Paolo Bonacelli) qui sent que Jack est en souffrance et voudrait le soulager (ces séquences, amères, lasses et résignées, ne sont pas sans rappeler la scène de confession de Michael Corleone auprès du futur Jean-Paul Iᵉʳ dans Le Parrain III). Mais surtout, en dépit des injonctions de Pavel qui lui a rappelé, après le fiasco suédois, les dangers de toute relation qu'il pourrait nouer, Jack se laisse émouvoir par une prostituée, Clara (la très belle Violante Placido), qu'au début il visite comme une mesure d'hygiène physique et mentale, pour assouvir ses besoins en sexe et en contact humain. En fait, plutôt que par Clara elle-même, il semble se laisser émouvoir par la perspective d'une relation qui ne serait pas ombrée de menace (on sent notamment ce désir presque timide et gauche dans la scène du rendez-vous au restaurant). Se souvient-il d'une semblable liaison, dans le passé, qu'il aurait dû interrompre à cause de son métier et dont il serait à jamais resté nostalgique? Répète-t-il avec Clara une pantomime destinée à recréer un souvenir mort, à le nourrir d'une illusion d'avenir à laquelle il ne croit qu'à moitié? Peut-il vraiment laisser derrière lui son passé, et croire qu'on le laissera s'en extirper?



Voilà un film surprenant, dans le meilleur sens du terme. On s'attend (affiche oblige, bande-annonce oblige) à un énième thriller nous narrant les exploits d'un homme seul (et bodybuildé) contre tous, maxillaire crispé contre arsenal militaire dernier cri, le tout restitué dans un montage de plans de 3 millisecondes chacun. 

Sauf que rien de tout cela: ce qui frappe en premier lieu, c'est qu'Anton Corbijn sait (foutrement bien) tenir une caméra, jouer des éclairages, créer des ambiances rien que par le choix cadrage, la respiration des plans (qui se font volontiers longs et songeurs). La minéralité du village de Monte Corvo se retrouve sur le visage (aride, mélancolique) de Clooney, les mêmes lambeaux de brumes froides et bleutées enveloppent l'un et l'autre, entrecoupées de pénombres plus chaudes (les visites au bordel) mais pas forcément plus sûres (les ruelles dans lesquelles d'autres tueurs sont aux aguets). 


Toutes proportions gardées, la manière qu'a Corbijn de filmer la lutte solitaire (et perdue d'avance, je ne pense pas spoiler démesurément l'intrigue en l'écrivant) de Jack rappelle le regard de Michael Mann sur Neil McCauley (De Niro) dans Heat, la ville étant remplacée ici par un décor rural minimaliste, et les berges ensoleillées d'une rivière figurant le même départ vers une nouvelle vie que l'aéroport de Los Angeles dans le film de Mann. La grande différence entre les deux films se joue autour de l'absence d'ennemi unique dans The American: les adversaires sont multiples, identifiés sommairement voire pas du tout, il n'existe pas d'incarnation de l'adversité aussi nette et polarisée qu'avec le personnage de Vincent Hanna. En conséquence, une plus large part est accordée à l'intériorité de Jack, à ses silences, aux signes (réels, fantasmés? est-il simplement observateur car traqué, ou a-t-il versé dans la psychose?) qu'il décèle ou croit déceler dans son environnement, qui tient donc plus du paysage mental et émotionnel. Ainsi les motifs (le café qu'il boit est allongé "à l'américaine", la chanson Tu vuò fa l'americano qui passe à la radio) qui lui signifient en permanence qu'il détonne, qu'il est un corps étranger en instance de rejet... Jack sait ce qu'il a fait, sait que ses actes ont des conséquences et (malgré ses tentatives) qu'il n'en réchappera pas... que sa perte viendra de lui-même.

J'ai parlé de l'excellente mise en scène, je dois aussi tirer mon chapeau à Clooney. Dans ce film il prouve définitivement qu'il est capable de tout autre chose que de mimiques carygrantesques et de grands sourires charmeur. Il est, dans la composition de son personnage, précis et crédible, et terriblement émouvant sans jamais galvauder son talent.

dimanche 16 janvier 2011

Identité nationale ta mère: Le nom des gens (Michel Leclerc, 2010)



Ce n'est pas courant de voir un film français, sorti depuis près de deux mois, faire salle comble dans un cinéma passablement excentré. Même un samedi soir. Même si la salle, au départ, n'est pas bien grande. 
C'est ce que Le nom des gens a réussi hier soir, ce qui semble suggérer un buzz soutenu - le même buzz, limite trop dithyrambique, qui m'a amenée là, au milieu de tout le monde. 


On a forcément très envie que le film mérite son bouche-à-oreille favorable, tant le sujet parle au cœur de toute personne un minimum attachée à "certaines valeurs", dites "de gauche" (surtout par ceux qui sont de l'autre bord). 
Arthur Martin (Jacques Gamblin) est un spécialiste des épizooties aviaires, dont l'expertise est abondamment sollicitée en pleine psychose du virus H5N1. Homme méticuleux, pondéré (comme de juste jospiniste: un gage de sérieux... et de manque de flair), il se débat pour concilier un nom à consonance électroménagère et une famille qui a occulté l'origine juive de sa mère, et la mort des grands-parents en déportation. Bahia Benmahmoud (Sara Forestier) fait "des grandes choses avec son cul" (sic) en convertissant d'abominables "fachos" (re-sic): le responsable des jeunesses UMP se retrouve ainsi à élever des chèvres, le jeune entrepreneur aux dents longues et amateur de quad plaque tout pour rejoindre une ONG. Elle, le fruit juteux et exagérément pulpeux d'un mariage multiculturel (maman est une baba blonde furieusement militante, papa un peintre immigré d'Algérie) semble incapable de stabiliser le décolleté de ses vastes pulls qui finissent toujours par dévoiler tout ou partie de son soutif  (ou absence de) à des mâles qui n'en peuvent mais. 

En l'espèce, Arthur se laisse rapidement emporter par le charmant quoiqu'agaçant ouragan femelle. Il est perplexe d'abord mais très vite amoureux fou de sa trublionne (il l'adore quand elle s'énerve, elle l'adore quand il fait la gueule).  Bien entendu ils vont tenter de concilier leurs contraires et leurs secrets, bref à la fois accepter ce qu'ils sont et aider l'autre à faire la paix avec son bagage personnel et familial. 



On l'aura compris ce film est plein de bonnes intentions, et pour les besoins de la comédie il ne se prive pas de piques anti-sarkozystes (parfois) un poil faciles. Les scènes les plus intimes, les plus tendres, sont filmées avec un grain d'image très chaud, un cadrage qui sent presque le film de vacances au caméscope, c'est sans doute trop sucré tout ça.... Mais on ne peut pas nier la sincérité de la démarche, ni le fait que plus d'une réplique, plus d'une situation touchent juste, touchent droit au cœur. Certaines scènes dégagent même beaucoup de poésie et de gravité, telle celle où Gamblin (on ne le dira jamais assez ni assez fort, ce type est un acteur prodigieux), venu récupérer le cadavre d'un cygne, reçoit par téléphone une mauvaise nouvelle. 
Alors oui, le film un peu brouillon, l'énergie qu'il dégage fleure parfois la même naïveté gamine et bordélique que le personnage de Bahia (le traitement façon BD n'aide pas toujours), on peine parfois à retrouver le fil de l'histoire entre la comédie de couple et la satire sociétale teintée de politique. Mais ce que je retiens c'est que ça fait du bien (surtout après une journée infernale à courir partout), que c'est généreux et vraiment mignon - sans aucune des connotations désobligeantes que, blasés que nous sommes, nous attachons habituellement à cet adjectif.