dimanche 2 novembre 2014

A step inside's a step too far: Saint Laurent (Laurent Bonello, 2014)





Il y a des films qui vous attirent dès l'énoncé du pitch, d'autres dont la distribution vous émoustille, d'autres encore que vous irez voir par principe, parce que vous êtes un fidèle de tel ou tel auteur.
Et puis il y a des films, plus rares, qui ne cochent aucune de vos "cases" habituelles (à vous cinéphile sévèrement buriné, vieux ou moins vieux routard à l'appétit plus blasé et à l'estomac plus cuirassé que celui d'un critique gastronomique), et qui vous harponnent au détour d'un extrait, d'une bande-annonce.

Le Saint Laurent de Bertrand Bonello appartient à cette dernière catégorie. Je ne m'intéresse pas assez à la haute-couture (lire: je m'en tamponne) pour avoir jamais eu la curiosité de me documenter sur la vie des stylistes, je n'avais vu aucun des films précédents de Bonello et le seul film dans lequel j'aie jamais vu Gaspard Ulliel (La princesse de Montpensier) ne m'a pas laissé un bon souvenir de ses talents d'acteur. Sur le papier, je ne suis donc vraiment pas le cœur de cible (vilain terme de marketing!) visé par ce film, ou par l'autre biopic consacré à Yves Saint Laurent sorti plus tôt cette année.

Mais à la faveur du dernier Festival de Cannes, où Saint Laurent était présent en compétition officielle, des images ont filtré, intrigantes, excitantes. Des photos d'un Gaspard Ulliel méconnaissable, hiératique, gracile, troublant pour tout dire. Un lent travelling latéral dans une boîte de nuit où pulse une musique caractéristique des années 70, pleine de gens follement élégants et au milieu desquels les regards plein de sous-entendus de deux hommes se croisent. Juste assez pour que filtre quelque chose de l'atmosphère du film, de l'habileté technique du réalisateur, et pour créer le désir de voir un film que rien, sur le papier, ne me donnait envie de voir.



Une fois vu, absorbé, Saint Laurent ne déçoit pas cette belle promesse. Bien au contraire: au fil du temps des éléments remontent des profondeurs et font davantage sens que lors du visionnage, et l'on goûte d'autant mieux l'extrême maîtrise de l'ensemble - même si l'on ne m'empêchera pas de penser qu'une demi-heure de moins aurait pu permettre de donner plus de tenue à la fin. Bonello a pris le parti de montrer une décennie (1967-1977) dans la vie d'un homme qui lutte comme un beau diable pour créer. Créer pour vivre tout en se nourrissant de sa propre souffrance, souffrance elle-même née d'une obsession à approcher la beauté y compris par sa face la plus douloureuse. Créer en s'isolant du monde, alors que ses créations elle-mêmes (ainsi que ce que l'on appelait pas encore les produits dérivés), une fois devenues publiques et entrées dans la consommation courante, deviennent à ce point iconiques que le créateur en tant que personne cesse d'exister, asphyxié sous elles comme sous autant d'épaisseurs de peaux mortes. Bonello montre merveilleusement ce processus créatif entièrement concentré dans un geste, dans une aspiration au beau qui parfois trouve son exutoire en gerbes éblouissantes de grâce et parfois s'écrase contre la difficulté de se montrer à la hauteur de ses propres ambitions, ou de celles bâties sur son nom. 



Nom qui n'est plus vraiment le sien, initiales devenues logo mondialement reconnu - Bonello donne à voir ce basculement inexorable de l'artisanat de prestige vers l'industrie lucrative, mais aussi comment le besoin de protéger un homme de sa propre fragilité change graduellement celui-ci en objet parmi les objets, pièce maîtresse de son propre musée privé, obligé de se violenter lui-même pour s'extraire de sa gangue. On comprend que le projet ait déplu à Pierre Bergé, même si on ne peut pas dire que Bonello instruise à charge contre lui non plus (je me dépêche de dire que Jérémie Rénier l'incarne merveilleusement bien). Le portrait de Saint Laurent qui est fait est puissant dans sa lucidité (la confraternité d'un créateur pour un autre?), mortifère jusque dans son fétichisme référentiel pour les dandys "fins de règne" associant Proust et les Damnés de Visconti, superposant la figure vénéneuse de Jacques de Bascher à l'évocation de Klaus Nomi