dimanche 21 octobre 2012

It's just 'til these tears have dried: Le poison (The lost weekend - Billy Wilder, 1945)



New York. Un plan de grue nous fait nous approcher d'une fenêtre ouverte. Sans comprendre ce que nous voyons, nous apercevons une bouteille d'alcool qui pend d'une corde attachée à l'appui de cette fenêtre. Puis nous franchissons la fenêtre pour entrer dans l'appartement, où un homme, Don Birnam (Ray Milland) est en train de faire sa valise pour partir en week-end prolongé à la campagne, sur l'insistance affectueuse de son frère Wick (Phillip Terry) et de sa petite amie Helen (Jane Wyman). 

De ses conversations avec ces deux personnes, nous saisissons bien vite que Don est un écrivain, et un alcoolique. Les regards nerveux de Don vers la fenêtre achèvent de démentir les paroles rassurantes dont il abreuve ses proches: bien loin d'avoir retrouvé la sobriété après un épisode fâcheux, Don est prêt à tout mettre en œuvre pour rester seul en tête-à-tête avec l'alcool pendant ce week-end, au lieu d'aller se mettre au vert et d'écrire....

Epatant Billy Wilder! Je connais assez bien ses réalisations maintenant pour pouvoir affirmer qu'il a balayé bien des genres (pas tous, certes, mais bien plus que beaucoup de metteurs en scène), qu'en dehors de certaines de ses associations avec Jack Lemmon il n'y a pas deux de ses films qui se ressemblent vraiment, et que tous sont bons, voire très bons, quand ce ne sont pas carrément des chefs-d'œuvre. Pour dire les choses brutalement, beaucoup de ses collègues pourraient s'estimer bénis des Dieux d'avoir enfanté Assurance sur la mort, Sunset Boulevard, Certains l'aiment chaud ou La garçonnière, Wilder a fait non seulement ces quatre-là, mais en plus plein d'autres films remarquables. Il faut admettre que lorsqu'on bricole Les hommes le dimanche avec ses potes en guise de galop d'essai et qu'on fourbit ses armes de scénariste sous la tutelle de Sa Majesté Ernst Lubitsch, on en a sous la semelle, comme on dit.



Le poison, s'il ne fait pas aujourd'hui partie des films de Wilder dont on se souvient le mieux (ni de ceux vers lesquels se ruent les apprentis cinéphiles), a récolté quatre Oscars (acteur, scénario, mise en scène, film). Même si le film a quelque peu vieilli, on peut encore voir pourquoi il a fait sensation en son temps: il suffit de se souvenir qu'il est sorti en 1945, et qu'à cette époque on n'approchait pas les addictions comme on le fait aujourd'hui. C'est ce que Wilder nous donne à voir au travers des regards posés sur son personnage principal (notamment la logeuse à la curiosité malsaine, l'infirmier dans l'asile de nuit, le personnel et les clients du restaurant dont Don se fait expulser). En ce temps-là on considérait l'addiction comme la marque infamante d'une faiblesse de caractère qu'il fallait brutalement corriger, peu importe si ce faisant on humiliait, stigmatisait socialement ou brisait psychologiquement la personne au passage. 

Wilder, sans être plus avancé que son époque quant aux ressorts neurologique de la dépendance (et comment le pourrait-il?), propose une explication du mécanisme psychologique qui a conduit Don là où il en est, à ce qu'on dénomme maintenant l'obsession pathologique et la compulsion. Par son artifice de mise en scène favori, le flash-back, il nous permet de comprendre comment Don, à force de ne pas parvenir à concrétiser les espoirs qui furent un jour placés en lui, a trouvé refuge en l'alcool pour anesthésier la déception - celle que lui cause sa stérilité littéraire, celle qu'il inflige à son entourage. Wilder ne juge pas (pas davantage que Helen, qui choisit d'accompagner son homme et de l'aider à se soigner, alors que tout dans sa situation et les mensonges qu'il lui sert pourrait la faire fuir), il montre d'une manière extrêmement moderne un homme qui éprouve le besoin d'aller au bout de son avilissement pour rebondir.



dimanche 7 octobre 2012

I will hold back tears, move in the right direction: Volver (Pedro Almodóvar, 2006)

Cet article a été pour la première fois publié sur mon ancien site web, que j'ai déserté depuis l'ouverture de ce blog fin 2007. Comme je trouve dommage de laisser orphelins certains articles que je me suis donné du mal à écrire (et qui pour certains concernent des films qui me tiennent à cœur), je vais m'employer à les rapatrier peu à peu ici.


L’ouverture du film est magistrale, comme souvent chez Almodóvar : nous découvrons une foule féminine ployée au-dessus des tombes d’un cimetière battu par un vent forcené. En un instant, en un plan, tout le film nous est offert, avec ses femmes survivantes mais non oublieuses de leur passé, et les liens qui les unissent.

 

La stylisation est ici moins poussée que dans les précédents films, au profit d’un certain naturalisme débordant d’énergie vitale. L’histoire, quant à elle, semble emprunter à la dramaturgie des telenovelas. Plus généralement, l'impudeur dans la façon de mêler morts et vivants, humour scatologique et tâches ménagères, tragédie antique et petits plats partagés, m'a semblée fortement empreinte de folklore latino-américain (j’ai surtout pensé au réalisme magique des romans de Gabriel García Márquez). Peut-être parce qu'aux yeux des Espagnols, c'est ce qui se rapproche le plus, dans leur sphère linguistique et culturelle, de la comédie à l'italienne à laquelle Almodóvar fait un clin d'œil ici?





Celle qui continue coûte que coûte

Raimunda (Penélope Cruz) est la force centrale du film. Fille-mère au lourd secret qui l’a amenée à rejeter sa mère, mère-courage qui cumule les petits boulots pour surnager, mère-louve enfin, qui endosse la responsabilité des actes de sa fille Paula (Yohana Cobo) lorsque celle-ci tue son compagnon qui tentait de la violer. Ce véritable déluge de coups du sort, s’il la fait pleurer parfois, n’entame en rien son allant, ne freine jamais son perpétuel mouvement. Elle est toujours débordée et préfère prendre les problèmes, fussent-ils fantastiquement insolubles (escamoter un cadavre, reprendre en main un restaurant au pied levé), à bras-le-corps plutôt que d’atermoyer. Elle ne doute en fait jamais de savoir s’extirper des situations les plus délicates… tout simplement parce qu’elle ne prend jamais le temps de se poser la question !



Celle qui revient

Irene (Carmen Maura), que l’on croyait morte dans un incendie, revient trouver sa fille Raimunda pour réparer ses torts envers elle. On la croit d’abord un fantôme, revenue de la tombe munie de connaissances surnaturelles sur les vivants, elle n’est en fait qu’une femme bien vivante et tout à fait ordinaire, qui n’a pas compris à temps ce qui se passait sous ses yeux et a souffert d’être rejetée par sa fille. Au-delà du pardon qu’elle obtient sur cet inceste qu’elle n’a pas su voir (de son mari sur Raimunda), elle se rachète aussi en prenant soin d’Agustina (Blanca Portillo), atteinte d’un cancer. Agustina qui a pris soin de la sœur d’Irene, Paula, jusqu’à sa mort. Paula, chez qui Raimunda s’était réfugiée, enceinte, après avoir fui le foyer parental. Agustina, dont la mère avait une liaison avec le mari d’Irene (le père de Raimunda), et a disparu ce même soir d’incendie où Irene est censée avoir perdu la vie… (ça va, vous suivez ?)




La force de ces femmes est de survivre à tous les coups du sort, si dur que cela soit, et de continuer à avancer et à aimer, une chanson aux lèvres et les larmes aux yeux. La filiation du cœur est plus forte que tout, et transcende largement les liens du sang. Raimunda comme Irene parviennent, par leur obstination à se relever toujours, à infléchir le cours des évènements, à empêcher la perverse reproduction des évènements.








Les références (plus ou moins) cachées à d’autres films:
Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça?:  Gloria tue son parasite de mari dans la cuisine. 
La fleur de mon secret : l’éditrice d’Amanda Gris / Leo (Marisa Paredes) lui reproche de lui amener, à la place du roman sentimental promis, un roman sur « une mère qui tue son mari parce qu’il avait tenté de violer sa fille, et dissimule le cadavre dans la chambre froide d’un restaurant voisin ». Plus tard, Jacinta, la mère de Leo, revient à son village, qui est sans doute le même que celui utilisé pour Volver (les portes des maisons sont les mêmes, le patio ressemble à celui de la maison d’Agustina).



Le roman de Mildred Pierce : Joan Crawford s’accuse du meurtre de son amant pour protéger sa fille.
Bellissima : On entraperçoit le film à la télévision. Anna Magnani sacrifie tout pour assurer un avenir glorieux à sa fille dans le cinéma, écho à la fois de la situation de Raimunda, qui encaisse tout pour préserver Paula, et de celle d’Irene, qui emmenait Raimunda enfant dans les concours de chant.
Chinatown : les liens familiaux entre Raimunda et sa fille sont les mêmes que ceux qui exsitent entre Evelyn Mulwray et sa fille.