samedi 25 août 2012

Her eyes are basking in the sun: A propos d'Elly (Asghar Farhadi, 2009)

Je poursuis avec bonheur ma découverte des films d'Asghar Farhadi grâce à l'offre VOD plétho-bordélique de mon FAI (pas de panique, les acronymes ce n'est pas sale: je parle de Video On Demand proposée par mon Fournisseur d'Accès à Internet), il faut s'accrocher un peu pour trouver les perles au fond de l'huître, si j'ose dire....


A propos d'Elly s'ouvre sur le joyeux chahut d'un groupe d'amis sur la route d'un week-end loin de Téhéran. Ou plus exactement: un groupe d'amis, plus Elly (Taraneh Alidoosti au merveilleux sourire, découverte dans Les enfant de Belle Ville), une jeune institutrice invitée par Sepideh (Golshifteh Farahani), la maman d'une de ses élèves. Sepideh connaît à peine Elly, ne sait rien de sa vie, mais la jeune femme lui semble douce et jolie et justement, Ahmad (Shahab Hosseini, vu dans Une séparation), est de passage après une douloureuse séparation en Allemagne - pourquoi ne pas en profiter pour faire se rencontrer les deux jeunes gens, qui sait si ça ne pourrait pas "coller" entre eux?  Le groupe, d'abord surpris de cette addition de dernière minute à l'excursion planifiée de longue date, trouve rapidement l'idée excellente (Ahmad ne saurait rester seul) et Elly charmante et serviable (donc parfaite pour Ahmad, qui s'avoue conquis). Et tous de pouffer (pas très discrètement) en coulisse tout en épiant les deux tourtereaux potentiels.

Seulement personne n'a demandé son avis à Elly. Ahmad lui plaît-elle? Est-elle seulement venue pour le rencontrer, ou subit-elle passivement, poliment, la situation dans laquelle l'insistance obstinée de Sepideh l'a mise? Elly en tout cas est mal à l'aise, à la fois lointaine et inquiète, passe des coups de fil à Téhéran, ignore d'autres appels qui tombent sur son téléphone portable. Lorsqu'elle manifeste le désir de repartir comme prévu après une nuit passée sur place, le groupe fait bloc pour l'en dissuader comme s'il ne s'agissait que d'un caprice.



Et puis Elly disparaît....


Comme pour les autres films de Farhadi que j'ai chroniqués ici, ce serait vous gâcher une partie du plaisir que de trop entrer dans les ramifications du scénario - encore une fois bourré de la subtilité et de l'intelligence que l'on connaît à cet auteur/réalisateur. La mise en lumière factuelle de la prison morale qu'est l'Iran actuel, et les déchirements intimes qu'elle induit, sont bien présents, comme une signature, s'il faut en trouver une, des histoires contées par Farhadi. Cette fois-ci il nous emmène respirer un air moins vicié que celui de la capitale, mais l'éloignement des ayatollahs ne procure pas plus de liberté aux personnages et le rivage tumultueux de la mer Caspienne va ajouter à leur confusion et à leur fragilité.



Le groupe d'iraniens aux mœurs en apparence modernes que nous commencions tout juste à connaître se délite, une fois Elly évaporée dans des conditions énigmatiques. S'est-elle noyée en portant secours à l'un des enfants du groupe, qu'elle était chargée de surveiller pendant que les pères s'amusaient? Elle aurait donc failli dans une tâche normalement dévolue aux femmes du groupe, ce que leurs époux s'empressent de leur reprocher. A-t-elle faussé compagnie au groupe sans rien dire, après qu'on lui ait refusé de la déposer au village? Mais Sepideh avait caché ses affaires pour l'en empêcher, ce qui rend Sepideh encore plus responsable de la situation que tous les autres. D'ailleurs son mari ne se prive pas de lui faire lourdement sentir que la venue de cette étrangère, issue d'une classe sociale inférieure à la leur, il trouvait depuis le départ que ça sentait mauvais, si ça a mal tourné c'est la faute de Sepideh qui a tout organisé. Au temps pour le vernis de progressisme, on voit à quel point la femme iranienne ne pèse rien lorsque ses opinions et ses décisions sont en porte-à-faux de celles des hommes.



Mais ce n'est encore rien à côté des mines déposées sous les pieds des personnages par une série de petits mensonges et d'omissions de part et d'autre. La maladroite enquête menée par le groupe pour comprendre qui était Elly et ce qui a pu advenir d'elle va ainsi déclencher une véritable avalanche d'évènements, dont les protagonistes ne sortiront qu'au prix d'un honteux compromis avec la vérité....

samedi 18 août 2012

Bullhead (Rundskop) - Michael R. Roskam, 2011

Il y a peu je vous ai parlé de De rouille et d'os et j'étais passée rapidement sur le fait que son acteur principal, Matthias Schoenaerts, avait été révélé peu de temps auparavant par Bullhead, film belge qui avait fait suffisamment impression pour figurer dans la course à l'Oscar du meilleur film étranger. 

Je ne m'étais pas attardée davantage, ne l'ayant pas vu.... maintenant que c'est chose faite (grâce aux talents de détective de mon homme) je peux en causer plus à l'aise. Et apporter  sans réserve ma contribution au concert de louanges entourant la performance d'acteur de Schoenaerts, qui s'avère être plus bouleversant encore que dans le film de Jacques Audiard. Si les petits cochons de la notoriété ne le mangent pas tout cru (remarquez, vu le morceau ils en seront pour une bonne indigestion...), ce garçon est du bois dont on fait les De Niro.

Une fois que j'ai posé cela (avec grâce), je dois préciser que Bullhead n'est à mes yeux qu'une moitié de bon film, ou à la rigueur (si je suis dans un bon jour, mais faut pas pousser, je viens de reprendre le taf), 75% d'un bon film - ce qui n'est pas si mal. Le contexte est inédit (le milieu des éleveurs bovins et des trafiquants d'hormones de croissance de la Belgique Flamande, à ma connaissance c'est un décor dans lequel la main du cinéma n'a jamais mis le pied), le héros, déclencheur/victime centrale de l'intrigue, est aussi une figure totalement originale (Jacky, un jeune exploitant accro aux hormones, addiction liée à un horrible traumatisme d'enfance). 



Jusque-là c'est épatant, c'est même bien filmé (tons terreux, demi-jours de crépuscule ou de ciels bas), là où ça se gâte c'est lorsque le réalisateur enrubanne ces éléments prometteurs dans une intrigue policière filandreuse (car forcément le trafic d'hormones a mené au meurtre d'un flic, et la police est sur la piste des éleveurs véreux), assez poussive et jonchée de personnages qui ne semblent avoir d'autre intérêt que d'être pittoresques (le trafiquant à béquilles, l'homme de main supporter de foot ascendant facho, le flic homo et sa co-équipière un brin hommasse, les garagistes bêtes comme des pneus...). On se retrouve donc par moments dans un mauvais épisode de Starsky et Hutch, dont n'émergerait que le personnage équivalent de Huggy-les-bons-tuyaux, qui nous remet d'un coup le scénario sur les rails de ce qui est vraiment intéressant: Diederik (Jeroen Perceval) est à la fois le meilleur ami d'enfance de Jacky (Schoenaerts) et l'informateur des policiers... Grâce à lui, ou à cause de lui, ce qui pourrait être prévisible ne réussit pas totalement à l'être car sa relation (forcément trouble, torturée) à Jacky vient parasiter le cours des choses. 

Car Diederik fut le témoin impuissant de ce qui est arrivé à Jacky, il fut cet enfant qui n'avait pas pu aider son copain, et le retrouvant toutes ces années plus tard il est le seul qui puisse lui éviter d'aller à sa perte - tout en étant en position de le détruire. Une jeune femme, elle aussi actrice du passé de Jacky, joue un rôle analogue à celui de Diederik, mais de manière moins forte, comme une réplique plus classique du même motif. Et je ne peux m'empêcher de me demander si le réalisateur/scénariste n'a pas manqué là une belle occasion d'épurer son histoire en faisant l'économie d'un personnage, et en mettant davantage en valeur la relation douloureuse entre les deux hommes - qui culmine lors d'une scène superbe filmée en clair-obscur dans l'étable et au cours de laquelle Jacky, sortant pour une fois de son mutisme animal, confie l'amertume de sa vie à son ami. Pendant ces quelques minutes-là tout fait sens brusquement, la carapace bestiale de l'homme qui permet d'abriter, ou mieux, de camoufler, l'enfant mutilé et trahi, mais qui le coupe à jamais de tout vrai contact avec les autres êtres humains.

samedi 11 août 2012

Unholy mess: Holy motors (Leos Carax, 2012)

Don't believe the hype. 
(en français, pour les anglo-réfractaires, ça donne un mélange de: Ne croyez pas la rumeur, ne suivez pas la mode, ne prêtez pas attention au buzz)

Cannes 2012, il y a trois mois environ donc, souvenez-vous si l'abus de Cuba libre n'a pas encore anesthésié tous vos neurones: Nanni Moretti était président du jury et les critiques français (je ne saurais dire pour les "autres" critiques si toutefois ils existent, tant nos critiques "maison" occupaient tout l'espace médiatique) se gargarisaient de l'excellence des films français présents dans la sélection officielle - et des récompenses qui devaient "obligatoirement" leur échoir si les choses se déroulaient "normalement". 




Au centre de beaucoup, sinon de toutes, les attentions (côté critiques hexagonaux), le Grand Retour (avec majuscules, voui) de Leos Carax, ci-devant titulaire d'un doctorat de cinéaste maudit avec mention depuis le grandiosement mégalofoutraque Les amants du Pont-Neuf et un premier come-back droit dans le mur (Pola X). Ayant vu le premier de ces films, pas le second, j'attendais le nouvel opus sans l'attendre, comme une chance de me réconcilier avec Carax, sans plus. Les borborygmes voluptueux des critiques cocorico chantèrent les louanges de Holy Motors dès la fin de l'avant-première, et le délire ne retomba pas (au contraire, il me semble) une fois que le jury cannois décida, ô suprême camouflet, de ne le point récompenser (mais alors que pouic, nib, walou) - les roucoulades sucrées laissèrent place aux commentaires les plus acerbes sur le manque de discernement "forcément consternant" reflété par le palmarès.

Faire un choix c'est accepter de ne pas plaire à tout le monde (voire de ne plaire à personne), ça va avec la notion de compétition, de processus sélectif. C'est introduire une part de subjectivité, c'est prendre le risque de l'erreur, ou à tout le moins de se prononcer en n'ayant pas toutes les informations en main. Rien de tout cela n'est scandaleux en soi. Après, reste à admettre que le jury puisse ne pas célébrer ce que l'on a adoré, et c'est sur ce point que bien de nos critiques ciné français pèchent quelque peu, à mon avis....



Mais retournons à nos Holy Moutons, heu, Holy Motors: ceci (ce film) valait-il cela (tout ce bruit et cette fureur)? Si j'étais malicieuse (ce que je ne suis pas, vous connaissez mon sérieux inébranlable et ma sainte horreur des jeux de mots faciles, vade retro calemburas), je dirais pour continuer sur la référence à Macbeth que c'est une histoire "racontée par un idiot, et qui ne signifie rien", mais ce serait injuste vis-à-vis de Carax, dont je ne méprise pas le niveau intellectuel a priori

En revanche, je maintiens que son film n'a pas grande signification pour moi. Où diantre les critiques ont-ils trouvé tant de profondeur, tant de références cinéphiliques, et des images à ce point belles et troublantes qu'ils en parlaient avec des trémolos dans la voix? Qu'ont-ils vu, dans ce quasi-film à sketches autour d'un acteur transformiste incarnant mille vies autres que la sienne (Denis Lavant), passant de l'une à l'autre grâce à la stretch limo conduite par la très distinguée Cécile (Edith Scob), qu'ont-ils vu dans tout cela que j'ai été trop obtuse/stupide/inculte pour voir? Et d'abord, dois-je me considérer comme obtuse/stupide/inculte parce que je n'ai rien trouvé de tout cela, ou parce que cela m'a paru secondaire au regard de l'émotion que j'attends, que j'exige de tout film, et qui ici m'a éludée? Je peux me passer (avec joie!) de comprendre un film de A à Z du moment que le réalisateur me donne une porte d'accès, même minuscule, aux sensations, aux sentiments: voir mon admiration sans borne pour les films de Claire Denis, qui sont loin d'être les œuvres cinématographiques les plus explicites qui soient, mais qui sont des tissages sensuels des plus sophistiqués. 



Passé un prologue intriguant, lynchien (Carax se réveille dans ce qui ressemble à une chambre d'hôtel et, via une porte secrète dans le mur, accède à une salle de cinéma dont tous les spectateurs sont endormis) et un curieux intermède dans une cathédrale (Lavant et une troupe d'accordéoniste, plus Bertrand Cantat à l'harmonica, interprètent une marche frénétique tout en sillonnant les travées à toute vitesse), aucune des images balancées comme par mégarde sur l'écran ne m'a touchée. Ni la parade nuptiale des deux créatures couvertes de capteurs de mouvement. Ni la jeune femme (elle-même une actrice rejouant la vie d'une autre, à ce que j'ai compris) au chevet de son oncle agonisant en russe et en français. Ni la gamine mal dans sa peau que son père vient chercher au sortir de sa première boum. Ni Eva Mendes doublement "potichisée", une fois en mannequin hiératique enlevée par un quasi-Quasimodo mangeur de fleurs des cimetières, une seconde fois lorsque son ravisseur lui confectionne une très seyante burqa de mousseline avant de s'endormir, en faunesque érection, dans le giron de la belle. Ni Kylie Minogue en ancienne amante chantant son désenchantement depuis les toits de la Samaritaine avant de se jeter dans le vide. Ni Lavant assassinant deux de ses sosies (l'un d'entre eux le tuant à son tour? je crois?). Ni le fantôme de Katerina Golubeva qui plane sur la dédicace finale, et probablement aussi sur certains des épisodes du film, et sur les épaules voûtées de Carax (mais si on doit connaître la bio d'un cinéaste sur le bout des doigts pour accéder à ses films, on n'est pas rendus).



Je n'ai pu retenir quelques ricanements nerveux devant ce muësli invraisemblable de scènes (quelques coups d'œil à mon voisin d'accoudoir et néanmoins conjoint m'ont rassurée, ce n'est pas à cause de ce film que notre couple va se briser) dont le dénominateur commun semble être le caractère profondément saugrenu - ce qui peut passer, sous certaines latitudes, pour de l'originalité, j'imagine. Maintenant, tout ce qui n'a jamais été fait n'est pas forcément "à faire", toute originalité n'est pas bonne à prendre juste parce qu'elle apporte de la nouveauté au paysage (surtout que dans ce cas précis, elle n'apporte absolument rien d'autre). "On n'a jamais vu" un film gaulé comme ça, mais une fois qu'on l'a vu, est-on plus avancé pour autant?

Les enfants de Belle Ville (Asghar Farhadi, 2004)

Téhéran, un centre de détention pour mineurs. Ala (Babak Ansari) organise une petite fête pour les 18 ans de son ami Akbar. Il ne réalise pas que celui-ci, emprisonné pour le meurtre de sa petite amie (en fait un double suicide raté des deux amoureux), est désormais passible de la peine de mort en vertu de la loi du talion. Grâce à un gardien compatissant, Ala est autorisé à sortir pour tenter de sauver la vie de son ami en implorant le pardon du père de la victime (Faramarz Gharibian). Mais l'homme rejette hargneusement sa demande, comme pendant deux ans il est resté sourd aux suppliques de la sœur d'Akbar, Firouzeh (Taraneh Alidoosti). Ala et la jeune femme vont unir leurs maigres forces pour essayer de le fléchir, coûte que coûte, car le temps presse....



Pas de doute, le Farhadi de 2004 portait en germe celui de 2011 - celui du formidable Une séparation, dont j'ai déjà dit ici tout le bien que j'en pensais, et pense encore (j'attends toujours de voir, en 2012, un film de cette trempe). Malgré quelques scories dans la narration et dans la manière dont les protagonistes sont dépeints, on retrouve l'écriture précise et la description, claire et factuelle comme une planche d'anatomie, des relations sociales (plus qu'un peu corsetées par la religion) de l'Iran d'aujourd'hui. Comment les vies de gens qui se débattent pour survivre sont concaténées les unes aux autres à cause de traditions impitoyables qui ne leur laissent pas d'autre choix que de tricher avec leurs convictions intimes, que de compromettre principes et bonheur pour tirer (peut-être) leur épingle du jeu. Quitte à broyer d'autres, pas mieux servis qu'eux, au passage.

Personne n'est mauvais, ou bon, mais tous sont réduits (littéralement, comme on rétrécit sous une pression extraordinaire) à faire de mauvais choix, pour des raisons moralement discutables. Farhadi nous montre que le père de la disparue, loin d'être un monstre insensible, est un pauvre type tombé tout en bas de l'échelle à la suite d'une série de deuils, et qui n'a plus que son refus du pardon, borné, absurde, à quoi se raccrocher. Que la femme qu'il a épousée en secondes noces, qui semble de prime abord plus compatissante envers le sort d'Akbar, ne pense qu'à faire opérer sa fille lourdement handicapée, quitte à soumettre Firouzeh et Ala à un chantage cruel pour parvenir à ses fins. 

Asghar Farhadi déroule brillamment la douloureuse arithmétique des sacrifices et des renoncements concédés face à un système aveugle, devant lequel ni l'amour ni la sincérité n'ont droit de cité.