dimanche 24 février 2008

Des valises pleines d’ailleurs : les films de Claire Denis

Ses personnages ont tous quelque chose qui serait resté enfermé dans une consigne lointaine. On prend contact avec leur vie sans préambule et on passe le reste du film à recoller ensemble les petits morceaux qui passent flottant au fil de l’histoire, et ils passent vite comme s’ils étaient attendus plus loin. La plus large partie de l’histoire de ces gens se déroule, ou s’est déjà déroulée, hors champ et ailleurs (Chocolat, Beau travail, L’intrus). Nous n’en verrons rien ou alors nous en saisirons quelques bribes, des effluves portés par le vent, des objets oubliés dans les poches. Des échos qui s’échappent sans insister, mais qui viennent bientôt ricocher sur ce qui s’annonce, les conséquences de ce passé, on devine que c’était terrible et que ce qui vient sera pire encore, quoi que ce soit.

Avec malaisance ils et elles se meuvent, pas réellement cachés mais nullement en évidence, toujours en vigilance extrême et peu sûrs d’un univers qui les contient à peine (S’en fout la mort, J’ai pas sommeil, Trouble every day). Ils, elles sont des corps étrangers, au sens plein du terme. Ce n’est pas seulement leur accent exotique (Isaach de Bankolé, Yekaterina Golubeva, Vincent Gallo) ou leurs habitudes insolites (le combat de coqs, le cannibalisme), c’est une gestuelle désaccordée aussi, et une manière d’approcher toute chose comme si elle recelait et le trésor qui les affranchira à jamais, et le piège. Leur peau est filmée comme la surface d’un océan couvrant les abysses, on s’extasie qu’un velouté pareil puisse dissimuler de tels périls.
Leurs mouvements, jamais explicités (la narration tient ici de l’impression et jamais de la démonstration), semblent réagir selon ou contre une série d’impulsions souterraines patiemment irriguées par ce dense vécu qui les a menés là. Le désir d’approcher l’autre est omniprésent, même s’il ne semble reposer que sur le désir de s’ancrer dans une chair qui, elle, est inscrite parfaitement dans la réalité du moment. Cette tentative intime d’abordage ne peut toutefois déboucher que sur un constat toujours identique : l’autre peut être touché, goûté mais non absorbé au point que son appartenance devienne mon appartenance ; je ne serai pas moins dépossédé parce que je l’aurai possédé (Nénette et Boni, Trouble every day).
Il ne reste plus qu’à repartir dans un grand mouvement de refus, trouver un autre port si possible à défaut de savoir changer (L'intrus, Nénette et Boni). Ou voir dans cet impossible mélange à l’autre la source d’une liberté secrète (Vendredi soir).


NB: pour découvrir le cinéma de Claire Denis, il est bon de se munir de patience et d'un lecteur de DVD dézoné. En effet, certains des films envoûtants de cette artiste hors courants ne sont accessibles que sous la forme de DVD zone 1! (au temps pour la défense de la diversité culturelle française)

mercredi 13 février 2008

Juno - Jason Reitman, 2007

Je ne vais pas tourner autour du pot ni chipoter mon plaisir, je vous demande de courir voir ce film, séance tenante. Voilà, ça c'est fait.

Maintenant je peux vous en parler, un peu, pas trop non plus parce que je n'ai pas envie plus que cela de déflorer le charme de cette histoire où, justement, une fille (la Juno du titre) déflore un garçon pour passer le temps, en l'espèce son éberlué de on-va-dire-petit-copain, et se retrouve derechef enceinte. Le scénario puise sa force et son punch dans la direction que prend l'histoire, et le ton adopté pour la raconter: en gros, Tout Sauf Mièvre (ou Misérabiliste). Juno, 16 ans au compteur, ne se laisse pas démonter un seul instant et prend les choses en main en décidant de proposer son enfant à venir à l'adoption par un couple en mal de bébé (la scène où elle déroule son plan parfaitement huilé à son père et à sa belle-mère est hilarante). Rien ne se passera exactement comme prévu, évidemment, mais c'est totalement secondaire. L'épatante parturiente de poche grandit sous nos yeux, sous le poids d'une responsabilité qui lui tombe dessus presque par mégarde et qu'à aucun moment elle ne tente d'esquiver ou d'exploiter pour se poser en victime. Bien au contraire, elle saisit l'occasion qui lui est donnée de faire prendre à sa vie une nouvelle ampleur (tandis que son ventre lui aussi s'étend), et de vraiment comprendre ce qu'elle veut faire d'elle-même.

La toute jeune femme, dont le bagout et les goûts... pour le moins alternatifs (on va dire) la situent entre Bart Simpson et Wednesday Addams, est incarnée par la ravissante Ellen Page, qui emporte tout sur son passage à force d'être pêchue, têtue, et de montrer à son entourage qu'elle ne composera pas avec leurs petites hypocrisies. On regrettera peut-être (si vraiment vraiment on cherche) que les personnages des parents adoptifs soit esquissés si sommairement. On ne saura pas grand-chose d'eux au-delà du côté control freak de madame et de l'incapacité de monsieur à clore le chapitre de l'adolescence (ceci dit, il m'a très fort fait penser à quelqu'un que j'ai connu....).

Mais peu importe: Juno, à elle seule, gagne à être connue et aimée, avec sa petite moue de nana à qui on ne la fait pas.