dimanche 30 décembre 2012

It's strange what desire will make foolish people do: La mauvaise éducation (Pedro Almodóvar, 2004)



Almodóvar a toujours exprimé son peu d’intérêt pour les hommes dans ses films : pour lui, les femmes ont un potentiel dramaturgique bien plus élevé, et fournissent donc des personnages plus complexes et plus denses. Les hommes qui apparaissent chez lui, lorsqu’ils ne sont pas essentiellement préoccupés à accaparer les femmes ou à … devenir femmes eux-mêmes (que ce soit par le déguisement ou par l’opération chirurgicale), sont réduits à des prétextes scénaristiques, leur veulerie fournissant à ces dames l’occasion de mettre à l’épreuve leur force et leur résilience.
Ce fut donc une intense surprise de découvrir, pour la première fois, un film d’Almodóvar reposant entièrement sur des personnages masculins. Quoique certains présentent des signes de féminisation plus ou moins avancée, ils ne sont plus seulement, comme dans Parle avec elle, asservis par des femmes idéalisées, dont ils font le portrait « en creux ».

Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme : vampirisme cinématographique et amoureux

Dès le premier plan, nous sommes plongés dans la confusion : au lieu que s’affichent les habituels « guíon y direccíon : Pedro Almodóvar » qui clôturent tous ses génériques, nous lisons « guíon y direccíon : Enrique Goded »! Puis la caméra glisse de cette affichette et nous montre le réalisateur (Fele Martínez) au travail, découpant des articles relatant des faits-divers comme préalable à l’élaboration d’un nouveau scénario (méthode utilisée par Almódovar en personne, tout comme est authentique l’histoire du motard congelé). Nous sommes à Madrid en 1980, période familière entre toutes à Almodóvar, puisque c’est celle de ses débuts, en pleine explosion de la Movida. 





Ignacio (Gael García Bernal), jeune acteur ambitieux qui ne veut plus être appelé autrement que « Ángel », débarque à l’improviste chez Enrique, son ancien camarade de pensionnat (Enrique : « On était très intimes. En fait, il était mon premier amour .»). Ángel lui confie une nouvelle traitant de cette époque, « La visite », qu’Enrique commence à lire aussitôt. Dès lors, le film d’Almodóvar nous montre en parallèle la lecture d’Enrique, son travail sur le film qui sera tiré de la nouvelle, et le contenu de celle-ci : nous croyons d’abord qu’il s’agit d’un flash-back, ce n’est que bien plus tard que nous apprendrons qu’il s’agit en fait du tournage du film d’Enrique.
Beaucoup moins surprenante sera la révélation qu’Ángel n’est pas ce qu’il prétend (le scepticisme d’Enrique ayant largement préparé le terrain). Son vrai nom est Juan, et il est le jeune frère d’Ignacio. Il est d’autant plus déterminé à se servir des liens passés entre Enrique et son frère que celui-ci, en dilapidant son argent entre opérations de changement de sexe et drogue, a maintenu sa famille dans la pauvreté.




 

Tout en se sachant la proie d’un jeu de dupes, Enrique ne confrontera pas tout de suite Ángel à la vérité : il choisira de se servir du jeune homme pour construire le rôle principal du film « La visite », qu’Ángel finira par tenir au prix d’une prostitution de son corps, au sens le plus littéral du terme (Enrique : « J’ai tourné La visite comme un hommage à Ignacio (…) et pour percer le mystère de Juan. Il me laissait souvent le pénétrer, mais seulement de manière physique. Le tournage s’achevait et le mystère de Juan restait entier.»).
Puis Berenguer (Lluís Homar), qui fut autrefois le directeur du pensionnat où Ignacio et Enrique se sont rencontrés, se présente sur le plateau de tournage et raconte au réalisateur les circonstances de la mort d’Ignacio.


L’homme et le pantin : ceux qui aiment et ceux qui utilisent


Deux manipulateurs se heurtent, se disputent le droit de créer « La visite » à leur idée: Enrique et Ángel.
Lorsque débute le film, Enrique vient de se séparer de son compagnon, avec lequel il travaille également ; il se montre délibérément distant pour lui faire comprendre que désormais, leur relation sera strictement professionnelle. Il se sert ensuite du déséquilibre profond qu’il a décelé chez Ángel, fait d’ambition et de rancœur envers son aîné plus talentueux, pour les besoins de son film. Mais Enrique découvre aussi qu’il a été aimé. D’abord dans la nouvelle « La visite », où Ignacio révèle l’intensité de ses sentiments pour son camarade. Ensuite en suivant la piste d’Ángel jusque dans son village, et en découvrant qu’Ignacio est mort depuis longtemps, et lui a laissé une lettre. Il se met à aimer Ignacio de manière posthume, et nous semble plus humain.




Ángel en revanche est le charognard absolu, dépourvu de sentiments et pour qui rien n’est assez répugnant pour qu’il ne s’en nourrisse. Il va détourner sur lui la fascination qu’autrefois le père Berenguer éprouva pour Ignacio, se servant de sa passion comme un levier qui libèrera sa vie du poids du talent de son frère. Berenguer qui d’ailleurs est tout différent du personnage du père Manolo, le croquemitaine gothique décrit par « La visite ». Berenguer que son manque de volonté condamne à être un esclave subissant la loi d’Ángel (cruel retournement de situation pour un homme qui est davantage coupable d’un amour pathologiquement désorienté, que de pédophilie). 



Ángel s’immisce également dans la vie et dans le film d’Enrique en brandissant comme un sauf-conduit l’ancien amour entre Enrique et Ignacio, seulement soucieux d’obtenir le rôle principal du film tiré de « La visite », nouvelle écrite en réalité par son frère.
Menteur finalement médiocre, il sera mis en échec par Enrique qui aura fini par apprendre toute la vérité, et qui l’aura laissé évoluer comme un cobaye qui ignore être en cage. (Enrique : - « Je voulais savoir jusqu’où tu irais, et ce que je pourrais supporter. » ; Ángel : - « Je peux aller encore plus loin. » ; Enrique : - « J’en suis certain. »).






L’enfant cassé

Almodóvar pousse ici l’expérience de « portrait en creux » encore plus loin que dans Parle avec elle, puisque deux films (le sien, celui d’Enrique) tournent autour de quelqu’un qui est déjà mort : Ignacio. À un autre niveau que Berenguer, le véritable Ignacio, invisible pendant les trois quarts du film, n’a rien à voir avec l’enfant émouvant de grâce qui l’incarne dans la fiction. Ses transformations physiques ont tari son charme tout comme son addiction a dévoré son talent, on ressent en le découvrant la même déception que Berenguer retrouvant celui qui lui avait inspiré tant de désir. On pourrait ne voir en lui qu’une épave lamentable détruisant sa propre famille (c’est ce qu’en pense Juan), s’il n’y avait sa nouvelle dans laquelle il révèle le traumatisme originel qui le laissa marqué à vie (Ignacio : « Un filet de sang divisait mon front en deux. J’eus le pressentiment que ma vie serait à cette image : toujours divisée sans que je puisse rien y faire. »). Son amour d’enfant pour le jeune Enrique, et la manière dont il se vendra au père Manolo pour qu’on ne les sépare pas, prend ainsi une dimension poignante : cette seule vraie affection dans sa vie accentuera encore la blessure.





Les références (plus ou moins) cachées à d’autres films:
Esa mujer : le jeune Ignacio et le jeune Enrique vont voir ce film au cinéma. Plus tard, Ángel jouant le rôle d’Ignacio/Zahara dans La visite reviendra au monastère de son enfance après une vie dissolue, comme Sara Montiel dans le film.
Diamants sur canapé : le jeune Ignacio chante Moon river avant de subir les assauts du père Manolo. Or les deux protagonistes principaux du film d'Edwards, Holly Golightly et Paul Varjak, sont entretenus par leurs protecteurs/amants respectifs, un destin qui deviendra celui d'Ignacio devenu adulte, ainsi que celui d'
Ángel.
Assurance sur la mort, La bête humaine, Thérèse Raquin : Ángel et Berenguer vont ensemble au cinéma, qui diffuse un cycle de films noirs parlant tous de meurtres commis par un couple d’amants. Un peu plus tôt, ils se sont retrouvés dans un lieu public (un genre de fête foraine) pour parachever leur plan, à la manière de Barbara Stanwyck et Fred MacMurray se retrouvant dans un supermarché dans Assurance sur la mort. On notera que c'est Ángel qui porte les lunettes noires correspondant au personnage de Stanwyck.
La loi du désir : l’entrée d’un jeune homme psychopathe dans la vie et dans le lit d’un metteur en scène, le retour d’un ancien enfant de chœur, devenu femme transexuelle, dans l’église de son enfance .

dimanche 23 décembre 2012

Now the dreams won't do: La fleur de mon secret (Pedro Almodóvar, 1995)

Cet article a été pour la première fois publié sur mon ancien site web, que j'ai déserté depuis l'ouverture de ce blog fin 2007. Comme je trouve dommage de laisser orphelins certains articles que je me suis donné du mal à écrire (et qui pour certains concernent des films qui me tiennent à cœur), je vais m'employer à les rapatrier peu à peu ici. 


Espace fragmenté, vue brouillée, cœur à l’étroit

Leo (écrivant):  
Parfois ton souvenir, comme ces bottines, me serre le cœur jusqu’à l’étouffement. Je ne peux pas les quitter !
 
Leo (Marisa Paredes) partage sa vie « de plume » entre le sentimentalisme monnayable d’Amanda Gris et ses essais plus sérieux, qu’elle rechigne à publier (et oublie de signer, comme si elle n’osait être reconnue pour elle-même). De la même manière, sa vie se découpe entre deux apparitions-éclair de son évasif mari en poste à l’étranger. Très logiquement, les cadrages d’Almodóvar sont sans cesse fragmentés et hachurés, par des embrasures de porte ou des stores. Ce procédé met à mal et l’intégrité de Leo en tant que personne et la continuité de sa vie, la sépare des autres et la coupe (au sens le plus littéral) du monde extérieur.




« Quand je dis fiction, je veux dire mensonge »

Les mensonges abondent dans cette histoire, et s’imbriquent étroitement les uns dans les autres. Il y a la simulation filmée, au début, des médecins tentant de convaincre une mère de faire don des organes de son fils décédé.
Le pseudonyme d’Amanda Gris, sous lequel Leo écrit ses romans sentimentaux ; l’imbrication d’une troisième identité lorsqu’on lui demande de rédiger une critique d’un de ces romans. Ángel (Juan Echanove), en décidant d’écrire à sa place, ajoute une quatrième couche d’imposture.
Le manuscrit dérobé par Antonio (Joaquín Cortés), le fils de sa bonne et le plagiat (« Chambre froide »).
L’adultère, et l’impossibilité pour Leo de l’admettre, avant que Betty (Carmen Elías), sa meilleure amie, ne finisse par l’avouer. Il est intéressant de noter que le premier geste de Leo, en l’apprenant, est d’aller vers la fenêtre pour l’ouvrir en grand (Betty la referme aussitôt, croyant qu’elle va se défenestrer). La compartimentation du film tombe enfin, Leo est entière, même si le morceau d’histoire qu’on vient de lui restituer la fait souffrir et la laisse, pour un temps, seule.

D’une manière plus générale, le film tout entier repose sur la difficulté pour Leo à exprimer ses désirs réels, ses aspirations profondes – en somme, à les « publier », les rendre publics. Avec son mari, elle use de mots couverts, empruntés à une publicité, plutôt que de déclarer son amour. Elle biaise plutôt que de stopper tout net la production d’Amanda Gris, et se montre velléitaire devant l’idée de publier des écrits plus personnels sous son vrai nom. Des panneaux routiers et des affiches (et une manifestation) apparaissent tout au long de l’histoire, comme pour mieux souligner cette opposition entre la femme publique, comblée de succès qui semblent lui appartenir, et la femme privée, en pleine déroute et vivant de compromis avec la réalité. Certains de ceux-ci étant d’une petitesse comique, comme de s’attribuer le mérite d’une paella, alors qu’elle est incapable de cuisiner ! La réconciliation entre ces deux facettes interviendra après la tentative de suicide et le retour au village natal : après avoir touché le fond, Leo ne peut que remonter, renaître à elle-même.


Les références (plus ou moins) cachées à d’autres films:
La garçonnière : analogie avec l’espace de travail ouvert de C.C. Baxter, référence franche amenée par les personnages eux-mêmes. Référence plus indirecte ensuite, lorsque Leo se retrouve à errer dans les rues après sa tentative de suicide, et qu’Ángel (amoureux d’elle sans qu’elle en ait conscience) la recueille dans son appartement et prend soin d’elle.
Casablanca : là encore, c’est Ángel qui raconte le passage où Rick et Ilsa se remémorent leur première rencontre, et il dresse un parallèle avec le caractère inoubliable de sa rencontre avec Leo.
Riches et célèbres : Leo établit la comparaison avec le dernier film réalisé par George Cukor, qui parle de l’amitié au long cours entre deux romancières, l’une écrivant des livres « sérieux » et l’autre des romans de gare (parallèle avec sa propre double vie littéraire, désormais partagée avec Ángel).
Dans les ténèbres : sœur Rat d’égout écrit des romans de gare sous le pseudonyme de Concha Torres.
Tout sur ma mère : la mise en situation (sous forme de jeu de rôles) des chirurgiens cherchant à obtenir l'accord d'une mère pour le don des organes de son fils décédé.