vendredi 31 mai 2013

We'll self-destruct together, I'm part of you now: The Grandmaster (Wong Kar-wai, 2013)

Foshan, Chine, 1936. Baosen, un grand maître du kung-fu envisage de passer la main et Ip Man (Tony Leung), lui-même maître reconnu de l'un des styles de cet art martial, fait figure de favori. C'est compter sans la fille de Baosen, l'orgueilleuse Gong Er (Zhang Ziyi), seule héritière de la technique dite des "64 mains" de son père, et l'élève favori de ce dernier, l'ombrageux Ma San (Jin Zhang), qui se rebelle contre les volontés de son mentor. Le tout sur fond d'occupation de la Chine par le Japon, d'exil à Hong-Kong et de déchéance sociale, de lutte entre les différentes écoles de kung-fu et d'histoire d'amour jamais assouvie entre Ip Man et Gong Er...


Comment dire?.... Ce film est beau, plastiquement beau, on ne va pas se mentir. Mais il est aussi long, vachement long, surtout lorsque comme moi on s'en talque un peu du kung-fu. Et puis terriblement embrouillé: je me flatte volontiers d'avoir une mémoire bien charpentée mais au bout de la première demi-heure, rien à faire, j'étais paumée dans la diplomatie byzantine entre les représentants des différents styles et rien, dans les entrelacs sophistiqués du montage, ne me permettait de vraiment me raccrocher.

Du coup j'en étais réduite à attendre que la magie wongkarwaïenne daigne opérer, bien décidée à ne pas me laisser pousser sur la touche comme ça. Des beaux moments, il y en a - le combat sous la pluie qui ouvre le film, la démonstration des talents de Gong Er devant Ip Man, le duel à mort entre la jeune femme et l'assassin de son père, par exemple. Mais ils se situent pour moi dans des sphères de géométrie glaciale et d'esthétisme besogneux qui ne me touchent guère. Et en tapant cela je réalise combien cette dernière partie de ma phrase pourrait décrire tout aussi adéquatement les films précédents de Wong Kar-wai qui, à l'exception du bancal My blueberry nights, m'avaient pourtant émue... allez comprendre!

De The Grandmaster je ne retire qu'un ténu, mais déchirant, fil conducteur: le parcours parallèle de deux individus (Ip Man et Gong Er) sacrifiant tout à la mission qu'ils se sont donnée de faire vivre un art qui les isole du commun des mortels, moine et vestale gardant la flamme d'un monde disparu et dont le souvenir les rassemble par-delà les rivalités et le temps. A ce titre c'est la performance de Zhang Ziyi, délicate et inflexible lame de chair tendue vers une vengeance qui la consumera, qui me remue profondément, davantage que celle d'un Tony Leung pétrifié dans l'incarnation d'un monument national.


samedi 18 mai 2013

I can't walk away from you, baby if I tried: L'homme qui voulait savoir (Spoorloos) - George Sluizer, 1988

Rex et Saskia sont deux amoureux en vacances, faisant la route sans se presser depuis les Pays-Bas où ils vivent vers le Sud de la France. Saskia est fantasque et ses taquineries ne sont pas toujours du goût de son trop sérieux compagnon, lequel ne comprend pas les insécurités de la jeune femme - mais ces deux-là, quoique mal assortis, s'aiment. A l'occasion d'une pause sur une aire d'autoroute Saskia disparaît, laissant Rex convaincu qu'elle a été enlevée. Fidèle à la promesse qu'il lui a faite de ne jamais l'abandonner, Rex consacre les trois années suivantes à enquêter sans relâche sur cette disparition, écumant les plateaux de télé et collant des affiches sur les lieux du drame, quitte à éloigner de lui sa nouvelle amie. Intrigué par cette persévérance, le ravisseur décide de prendre contact avec Rex et de lui accorder sa requête: savoir ce qu'il est advenu de Saskia...






A rebours des films d'enquête, plus ou moins basés sur des faits-divers, L'homme qui voulait savoir frappe par son refus de céder aux effets faciles du thriller - à l'image de la méticulosité et du caractère froidement obsessionnel de ses deux personnages principaux: le fiancé refusant de faire son deuil (Gene Bervoets) et le criminel (Bernard-Pierre Donnadieu) -  tout en entretenant une atmosphère malaisante de conte. Oui, de conte, car il se dégage bel et bien une impression d'irréalité fantastique de l'accumulation des rêves, des avertissements, des présages et des coïncidences. Il y a le rêve récurrent, qui trouvera son explication à la fin du film; Rex abandonnant Saskia dans la voiture tombée en panne et ne la retrouvant pas à son retour; les multiples imprévus qui ont failli faire échouer l'enlèvement; les indices présents à la limite du champ de vision de Rex, que celui-ci effleure mais dont il ne reconnaîtra pas la valeur. 




L'identité de l'ogre de ce conte n'est jamais un mystère puisque nous avons été rendus témoins de ses préparatifs (presque joyeux, et émaillés de quelques moments burlesques) par le menu et que nous l'avons suivi dans sa vie bien réglée de notable de province jovial. Ce Raymond Lemorne est à ce point tranquille dans sa respectabilité insoupçonnable qu'il se permet d'utiliser sa famille (à son insu) dans l'élaboration de son plan. Ou plutôt de son expérience scientifique, car il s'agit pour lui d'établir objectivement s'il est capable de faire le mal. En cela il ne se montre pas plus déviant que Rex, pour qui l'éventualité de la mort de Saskia (qui ne fait guère de doute, quand bien même il se refuse à l'admettre) est devenue moins importante que le fait de savoir, quoi qu'il lui en coûte. Ce sont deux idées fixes qui entrent en collision, celle détenant les réponses ne pouvant qu'avoir l'avantage et de la plus glaçante des manières - car puisque nous sommes dans un conte celui-ci suit sa propre logique jusqu'au bout*.





* On notera avec intérêt (?) que George Sluizer réalisera 5 ans plus tard un auto-remake de ce film sous le titre La disparue (doté du même titre international que l'original, à savoir The vanishing) avec Kiefer Sutherland dans le rôle du fiancé et Jeff Bridges dans celui du ravisseur. Mais surtout, avec une fin totalement différente qui annihile toute l'originalité de cette histoire! Moralité: on n'est jamais aussi bien desservi que par soi-même?


samedi 11 mai 2013

When you're only wet because of the rain: 2046 (Wong Kar-wai, 2004)

Je ne sais pas si je suis capable de parler de 2046, de restituer par des mots ne serait-ce qu'une partie de la sophistication extrême de la forme, de la délicatesse déchirante des sentiments évoqués, de la subtilité des motifs renvoyant aux autres films du réalisateur. C'est ma croix de blogueuse, je dois essayer... Mais n'attendez de moi ni chronologie rigoureuse, ni même phrases construites - juste quelques fragments d'histoire au fil de l'eau.

Plusieurs réveillons de Noël dans la vie de Chow Mo-wan (Tony Leung), écrivain désargenté vivant presque autant de sa séduction que de sa plume entre Hong Kong et Singapour à la fin des années 60. 



Ses retrouvailles avec Lulu, alias Mimi (Carina Lau), entraîneuse de dancing sombrant lentement dans l'alcool, l'oubli et les amants jeunes et jaloux à la suite d'une histoire d'amour malheureuse.

Sa liaison, débutée sous le signe de la légèreté, avec la somptueuse Bai Ling (Zhang Ziyi), femme entretenue de profession qu'il tient à distance en insistant pour payer leurs ébats alors qu'elle s'éprend peu à peu de lui. 

Sa complicité avec la fille aînée du patron de l'hôtel où il loge (Faye Wong), amoureuse irrésolue d'un Japonais que son père rejette et qu'elle ne se décide pas à rejoindre.



Bouclant la boucle autour de ces amours déphasées, le double souvenir de deux femmes nommées Su Li-zhen: l'écho pâli de la femme mariée (Maggie Cheung) aimée autrefois, et la trace brûlante de la joueuse de cartes gantée de noir et prisonnière de son passé (Gong Li) qui l'aida à se délivrer de ses dettes.

Couche narrative supplémentaire avec le roman de science-fiction que Chow tente d'écrire entre deux feuilletons de sabre purement alimentaires. Chacun des personnages rencontrés possède son avatar dans ce livre où un train aux hôtesses androïdes voyage sans fin à destination d'un pays mythique où l'on peut retrouver ses souvenirs perdus et où rien ne change jamais - mais dont on ne peut s'échapper qu'au prix de cruelles blessures.


Le chiffre 2046 et ses multiples significations. La chambre 2046  est celle où Mimi/Lulu est assassinée. Chow l'occupe ensuite car ce chiffre lui rappelle la chambre où il vivait lorsqu'il connut l'ancienne Su Li-Zhen. Le roman qu'il entreprend d'écrire, et le pays imaginaire qu'il décrit, s'appellent 2046. Et 2046 est aussi l'année marquant la fin de la période de 50 ans consécutives à la rétrocession de Hong Kong à la Chine, et pendant laquelle celle-ci s'est engagée à ne rien changer au statut particulier de l'ancienne colonie britannique.



Enfin, en filigrane, pour les amoureux des films de Wong Kar-wai, les références à ses films précédents et aux membres de sa "famille" d'acteurs passés ou présents. Le jeune homme aimé de Mimi était "comme un oiseau sans pattes, incapable de se poser" - ainsi était décrit le personnage joué par Leslie Cheung dans Nos années sauvages, film dont proviennent les noms de plusieurs des protagonistes de 2046. L'ensemble du film est d'ailleurs un hommage à cet acteur trop tôt disparu, qui se suicida en 2003 en se jetant du haut du Mandarin Oriental, nom très proche de celui de l'Oriental Hotel au centre de l'histoire. Un plan de Chow endormi contre Bai Ling à l'arrière d'un taxi renvoie à In the mood for love (dont 2046 est la vraie/fausse suite). Mais plus encore il y a quelques plans fantômatiques de Maggie Cheung (seuls vestiges de sa participation puisqu'elle se brouilla avec le réalisateur au cours de ce tournage à rebondissements) qui reprend le rôle de la femme au bord de l'adultère incarné lors du film précédent. Et bien sûr la légende du trou recueillant les secrets, qui lie les deux Su Li-zhen et les deux films, ainsi que le romancier et son avatar de fiction. 



2046 est à la fois ce qu'on appelle un film-somme, récapitulant/répétant des motifs chers au réalisateur et faisant apparaître ou disparaître des personnages familiers à divers degrés, et la forme superlative des histoires d'amours à contre-temps déjà racontées par Wong Kar-wai - plus entrelacée encore, comme pour démultiplier en un jeu de mise en abyme éblouissant, par-delà les films, les époques, les liaisons et les niveaux de réalité, la solitude qui étreint les cœurs qui se manquent.

mercredi 8 mai 2013

Can't start a fire without a spark: The place beyond the pines (Derek Cianfrance, 2012)

Schenectady, Etat de New York. 
"Handsome" Luke (Ryan Gosling) est un cascadeur à moto qui change de ville au gré des fêtes foraines. La veille du départ de la caravane il croise Romina (Eva Mendes), avec qui il a eu une aventure à l'occasion de son précédent passage, un an plus tôt. La jeune femme souhaitait lui parler mais demeure finalement mutique, incitant Luke à revenir la voir le lendemain. Il découvre que Romina a eu un fils, le sien... La découverte le bouleverse, lui l'enfant abandonné par son père, et l'incite à se fixer là et à prendre soin de cet enfant - quitte à forcer la main de Romina, qui n'a aucune confiance en lui, et à faire irruption dans le foyer qu'elle a construit avec son compagnon. Très rapidement Luke s'aperçoit qu'il ne parviendra pas à pourvoir aux besoins de son fils par des moyens légaux, et se résout à utiliser son talent de pilote de moto pour commettre des braquages de banque. Son parcours criminel l'amène à croiser la route d'Avery (Bradley Cooper), un jeune officier de police ambitieux qui a lui aussi un très jeune fils. La rencontre s'avèrera être déterminante dans la vie des deux pères, tout comme dans celle des deux fils, 15 ans plus tard...



Cascadeur, blouson, Ryan Gosling, braquage, violence... Nan, c'est pas Drive. C'est filmé d'une manière beaucoup plus naturaliste (encore que... il faudrait s'entendre sur le sens de ce mot; disons que nous ne sommes pas dans la stylisation extrême de Winding Refn), et Gosling joue, sur la durée totale du film, un rôle beaucoup plus bref - quoique probablement tout aussi marquant. Car c'est son personnage, très tôt sorti du cadre, qui brûle la pellicule et marque à jamais les autres personnages du film. Le fils en manque de père qui tente à toute force d'être un père à son tour, maladroitement, ne se rendant compte que trop tard que la voie prise le prive à tout jamais de son enfant... Une crispation de mâchoire, un visage détourné, un sourire d'enfant alors qu'il parle de faire goûter sa première crème glacée au bébé: c'est tout ce qu'il faut à Gosling pour faire passer une émotion et faire venir la larme, ce type est fort. 



Le problème, c'est lorsque le poids du film glisse de lui à Bradley Cooper. Cooper, faute d'être un acteur aussi accompli que Gosling, ne laisse rien filtrer qui permette d'éprouvre quoi que ce soit pour son personnage de flic monté en épingle à la suite d'un fait-divers et qui exploite sa popularité pour se lancer dans la politique. Les péripéties qui font se rencontrer les deux jeunes hommes et provoquent la crise finale sont interminables et se perdent dans des détails inutiles, qui semblent n'avoir été écrits que pour renforcer le poids du destin qui lie les deux familles. Je ne suis pas convaincue que la vie soit un scénariste aussi prévisible.


lundi 6 mai 2013

Le PNC est une folle comme les autres: Les amants passagers (Pedro Almodóvar, 2013)

(PNC = Personnel Naviguant Commercial; un acronyme que vous avez nécessairement déjà entendu lors de la préparation au décollage : "PNC aux portes, armement des toboggans, vérification de la porte opposée")




Vol Peninsula 2549 à destination de Mexico. Enfin, en théorie: l'un des trains d'atterrissage étant hors service, le vol a été dérouté sur Tolède en attendant de trouver une piste lui permettant d'effectuer une manœuvre d'urgence des plus périlleuses. En dépit des tentatives de l'équipage pour cacher la gravité de la situation aux passagers, la présence conjointe à bord d'un chef de cabine rendu incapable de mentir à la suite d'un tragique accident (Javier Cámara) et d'une clairvoyante encombrée de sa virginité (Lola Dueñas) a tôt fait d'éventer le secret. Devant la perspective d'une possible mort prochaine, chacun des (très colorés) passagers de business class (parmi lesquels un jeune marié bien pourvu, un homme d'affaires marron, une dominatrice revêche, un énigmatique "consultant sécurité", un acteur volage) va tenter de régler ses affaires en suspens, avec l'aide de beaucoup d'agua de Valencia, de pas mal de sexe et d'un peu de disco. 




Non, ce n'est pas le meilleur des Almodóvar, c'est entendu - je pense que tout le monde vous l'a déjà dit. L'histoire s'effiloche un peu en quelques endroits (l'identité de la cible du tueur à gages ne laisse guère de doutes, par exemple, de même que l'orientation sexuelle du co-pilote) et on n'est pas, en dépit de quelques moments doux-amers qui parlent de fuite, de passion démente et de pulsions morbides, dans les mélos grandioses et labyrinthiques qui ont fait la renommée du grand Pedro. Pour autant c'est une comédie délicieuse et légère qui m'a fait rire aux éclats, qui parle de cul et de drogue sans se départir de sa tendresse et de sa profonde compréhension de la nature humaine. C'est infiniment rafraîchissant après toutes les horreurs malsaines dites ou écrites sur les homosexuels et l'homosexualité tels qu'ils sont vus par les opposants à la loi dite "Mariage pour tous" en France - c'est joyeux, festif et bon enfant, ça tombe pile au bon moment en ce qui me concerne.
Laissez-vous embarquer!