vendredi 8 mars 2013

This coward's courage that nothing can stop: Argo (Ben Affleck, 2012)

Téhéran, novembre 1979. En pleine révolution des ayatollahs, l'ambassade des Etats-Unis est envahie et son personnel est pris en otage, à l'exception de 6 personnes qui parviennent à se réfugier (à l'insu des assaillants) auprès de l'ambassadeur du Canada. Les services secrets américains semblent à cours d'options crédibles pour exfiltrer les six sans pour autant mettre en péril les otages , aussi en viennent-ils à élaborer des plans... nettement plus échevelés. Celui de Tony Mendez (Ben Affleck) finit par remporter l'adhésion: il se propose de faire croire à des repérages en vue du tournage d'un film de science-fiction, les six fugitifs devant incarner l'équipe technique canadienne, ce qui lui devrait lui permettre de repartir avec eux. Tout le problème étant de rendre cette couverture plausible, et donc vérifiable, en très peu de temps....

J'aime cette tradition du cinéma américain qui consiste à s'attaquer frontalement à un épisode d'une Histoire pas toujours très reluisante, à le documenter à fond et à tout (ou presque) mettre sur la table, avec une pincée de dramatisation pour que le spectateur s'y retrouve. Cette veine a donné des grands films politiques comme Les hommes du Président, au hasard, ou des films moins graves mais pas moins sincères comme Erin Brockovich. Il faut avouer que lorsque c'est bien fait, c'est très très bien fait (j'attends impatiemment le jour où nous verrons quelqu'un réussir ce genre de films en France, je n'ai pas d'exemple en tête).

Ceci étant posé, Argo ne joue pas dans cette catégorie, il s'en faut de beaucoup. 
Le point le plus gênant, c'est qu'on n'y trouve pas trace (ou alors, homéopathique) de discours politique. Les iraniens (à l'exception de la domestique de l'ambassadeur du Canada) ne sont montrés que comme des fanatiques vociférant leur haine des Etats-Unis et de tout ce qui s'y rapporte, et c'est tout juste si les cartons du pré-générique mentionnent que le Shah a été porté au pouvoir par les puissances Occidentales, l'essentiel de la lutte d'influences au Moyen-Orient (et ses conséquences désastreuses) étant miséricordieusement laissé dans l'ombre. Situer un film sur une page précise, et critique, de l'Histoire ne suffit pas à le doter d'un point de vue et d'arguments par capillarité. Si tel était le cas, Angélique marquise des Anges devrait être un brûlot. 



"Bon, soit", me direz-vous, "mais moi la politique je m'en fiche, du moment que le spectacle est bon!" - position tout à fait défendable, et à laquelle je souscris. Encore faut-il que le spectacle soit bon, et la narration tenue, ce qui - aïe, ouille - n'est pas non plus le cas. Les gars des services secrets s'essaient au mélange de répliques acerbes et de professionnalisme caféiné qui ont fait le succès de la série A la Maison Blanche et échouent lamentablement (on passe son temps à chercher Jed Bartlet des yeux dans la situation room). Lorsque Mendez s'en va littéralement faire du porte-à-porte à Hollywood pour monter un projet qui résiste aux investigations des iraniens, nous arrivons aux meilleures scènes du film. D'abord parce qu'il s'assure la complicité de deux vétérans de l'industrie du cinéma (avec tout ce que ça suppose de cynisme jovial et de gouaille décomplexée) auxquels les excellents John Goodman et Alan Arkin prêtent leur talent. 

Ensuite parce le projet de film en question est, comment dire? en phase avec son époque, c'est-à-dire l'immédiat après-Guerre des étoiles, premier du nom. Il s'agit donc d'un énième space-opera fauché en cols "pelle à tarte" qui ne manquera pas de rappeler le mythique Starcrash aux connaisseurs en nanardises. Il faut voir les trois acolytes remuer ciel et terre, feignant l'enthousiasme, pour donner vie à ce bidule improbable - et déplorer qu'Affleck ne se soit pas arrêté là, au lieu de chercher à donner à son film une hauteur de vues hors de portée de ses (maigres, je regrette de le dire) talents de réalisateur.

Les choses se gâtent lorsque débute l'opération d'exfiltration. Tony Mendez n'a que quelques jours à peine pour faire entrer chacun des six dans les personnages qu'ils doivent incarner - qui la scripte, qui le producteur, qui le chef-op' - mais le scepticisme et le découragement règnent, tant du côté des fugitifs que de celui des services secrets qui souhaitent annuler la mission. Mendez réussit de justesse à remporter l'adhésion des six lorsqu'il apprend que ses supérieurs le lâchent. Il décide de passer outre, sachant qu'il risque d'y laisser la vie et d'envoyer ces gens à la mort. Problème: Affleck dispose, en tant qu'acteur, d'une palette de jeu particulièrement étroite - il est donc difficile, en le regardant évoluer dans l'histoire, de sentir la montée en puissance qui devrait être celle du personnage, passant d'agent secret terne et vaguement looser au sauveur providentiel plein de doutes sous la surface impassible. Comment comprendre qu'il inspire une telle confiance aux six avec sa tête de cocker mélancolique? 

Et puis il y a la progression finale de l'intrigue, au prix d'une cascade de cabrioles scénaristiques uniquement destinées à faire monter la tension. Des révolutionnaires iraniens se présentent à l'ambassade du Canada précisément pendant que Mendez et les six sont en "repérages" dans le bazar de Téhéran. Les réservations d'avions, annulées avec la mission par la Maison Blanche, sont rétablies au moment exact où les fugitifs tentent de retirer leurs billets à l'aéroport. Le seul des six à s'être montré réfractaire au plan de Mendez sera justement celui qui, grâce à sa connaissance du farsi, va convaincre les militaires iraniens surveillant les départs internationaux de la réalité de leur entreprise. Le personnage incarné par Alan Arkin décroche le téléphone juste à temps pour que les mêmes militaires obtiennent confirmation de l'existence de la maison de production américaine. Le portrait d'un des six est reconstitué pile pendant que se déroule l'embarquement de l'avion - ce qui fait qu'Affleck se croit autorisé à nous infliger une poursuite navrante sur le tarmac, voitures contre avion.

Après cela, le retour triomphal mais toujours habillé de mensonges de Mendez et des six aux Etats-Unis est anecdotique - quoique le petit couplet à la gloire de la CIA ne soit pas de très bon goût (d'autant que le Canada, présenté comme seul instigateur de l'exfiltration à l'époque, dut longtemps subir la colère de l'Iran). Le défilé, lors du générique, des clichés d'époque des protagonistes et des évènements, ne font que rendre hommage au travail des costumiers et décorateurs. Mais une représentation n'est pas une incarnation ni une interprétation, et Argo, au-delà de quelques scènes plaisantes, sonne vraiment très creux. 

J'avais déjà eu un sentiment d'incompréhension après le triomphe de Démineurs aux Oscars, mais ce n'est rien par rapport à ma gêne présente devant les récompenses décernées à Argo. Si j'étais méchante (ce que je ne suis point), j'avancerais l'hypothèse qu'on a voulu saluer le come-back de Ben Affleck (revenu d'entre les has-been après une période où il fut l'accessoire masculin attitré de Jennifer Lopez) davantage que la qualité de son film.

mercredi 6 mars 2013

Wouldn't it be good to be in your shoes: Plein soleil (René Clément, 1960)

En 1960, Alain Delon a 25 ans. C'est un quasi-inconnu mais il ne va pas le rester longtemps, grâce aux deux films tournés sortis cette année-là et qui, chacun à leur façon, vont entrer dans l'histoire du cinéma: Plein soleil de René Clément et Rocco et ses frères de Luchino Visconti. Et qui vont cristalliser à jamais sur la pellicule (ou, pour notre ère numérique, graver dans les disques durs) le souvenir de ce regard, de ce corps, de cette sensualité animale et de cette faim dévorante d'une inaccessible perfection. Le Delon de cette époque-là, de ces films-là, est une œuvre d'art à lui tout seul, frémissant de vie et pourtant mortifère, sous une surface si lisse que rien ne trouble mais portant le chaos partout où il passe. Il est vrai qu'il est regardé par des réalisateurs en pleine possession de leurs moyens, et que l'on devine fascinés par leur nouveau jouet, acteur à modeler sur lequel tous les fantasmes, toutes les ambiguïtés peuvent se projeter.



(Une douche froide plus tard... voilà ce que c'est de commencer un billet par la recherche de captures, on s'emballe)

Plein soleil, maintenant. Question d'occasion, de génération (de compulsivité à l'égard de tout ce qui touchait à Jude Law aussi, je le confesse), j'ai abordé ce film par son remake, Le talentueux Mr Ripley (1999) d'Anthony Minghella. Je ne le mentionne que pour souligner, rétrospectivement, que ce film manque de tout ce qui fait la séduction de Plein soleil: la beauté épurée, pour ainsi dire géométrique de par la rigueur de ses cadrages, la tension nerveuse courant sous la surface des peaux bronzées, la vitalité du reptile qui jaillit après qu'on l'ait cru assoupi.



Qui est Tom Ripley (Alain Delon), au juste? L'ami de Philippe Greenleaf (Maurice Ronet), beau gosse de riche aux manières de goujat odieusement satisfait de lui-même et de sa propre insolence? Son parasite de compagnie vivant dans le sillage des dollars qu'il dilapide en Italie avec le dédain de ceux qui n'ont jamais manqué? Sa bonne conscience mandatée, et grassement payée, par le père de Philippe pour ramener le jeune noceur à la raison, et aux Etats-Unis? Difficile de savoir où s'arrête la sollicitude du jeune homme, et où commence sa complaisance - à quel point il admire Philippe au point de l'imiter en tout (chipant ses vêtements, partageant sa dernière conquête d'un soir) ou au contraire le hait pour tout ce que son ami possède sans envie (argent, bateau, fiancée), alors que lui n'a que l'envie et jamais la possession. Philippe regarde avec amusement Tom le singer mais n'y voit qu'une émulation adolescente un peu pathétique, vaguement dégoûtante.



Le fragile équilibre de ce vampirisme consenti bascule lorsque Greenleaf père décide que Tom n'obtient pas le résultat escompté, et lui coupe son soutien financier. La petite bulle dorée est menacée, Tom n'a plus le loisir de jouer avec sa victime qui risque de lui échapper. Sa manipulation, rendue plus manifeste par l'urgence, est exposée aux yeux de Philippe pour ce qu'elle est. L'erreur de Philippe est alors de jouer avec le tricheur ainsi mis au jour, quitte à l'humilier de son ironie mordante. Tom, poussé à bout, assassine Philippe alors qu'ils sont seuls sur le bateau. L'art d'imiter son ami, qu'il aura longuement perfectionné dans ses moindres détails, permettra dès lors à Tom d'entretenir l'idée d'un Philippe qui continue à mener une vie de patachon d'hôtel en hôtel, évitant simultanément les inquisitions paternelles et celle de sa fiancée Marge (Marie Laforêt) par des stratagèmes élaborés. Le même Tom, dans son propre rôle d'ami un peu à la traîne du roi de la fête, se trouvant toujours fort commodément dans les parages pour prêter son épaule à une Marge désarçonnée par la froideur de Philippe, et pour égarer un peu plus les recherches sous couvert de la meilleure volonté du monde.  


Qui est Tom Ripley? Un hédoniste sans moyen pour assouvir sa convoitise - ce qui chez les gens mieux nés passe pour un tempérament de bon vivant devient la marque du vice, quelques échelons sociaux plus bas. Un jouisseur contrarié, lassé de vivre par procuration, et qui voyant la médiocrité et l'amoralité des riches se dit "Pourquoi pas moi?". Le reflet qu'il embrasse dans le miroir, c'est un peu le nôtre aussi.




mardi 5 mars 2013

Make your blood hum: Désirs humains (Fritz Lang, 1954)

Jeff Warren (Glenn Ford) vient de quitter le front de Corée et retrouve, avec un profond sentiment de soulagement, son emploi de conducteurs de trains. Fini la guerre, les cadavres, la boue, à lui le train-train (oui, il fallait que je la place), les sorties ciné du samedi soir, les parties de pêche. La vie tranquille et honnête, la normalité. Il est provisoirement hébergé par un collègue cheminot dont la fille, Ellen (Kathleen Case), a bigrement poussé en son absence et lui fait ouvertement les yeux doux. Et la remarque (pas franchement désintéressée) que dans son petit plan-plan d'avenir il manque tout de même une touche féminine, la perspective d'une attache sentimentale. Jeff hausse les épaules, on sent bien que cela ne fait pas partie de ses priorités immédiates.


Mais même les hommes les moins susceptibles de tomber dans le piège de la passion y succombent. Par exemple Carl Buckley (Broderick Crawford), dont Jeff apprend en passant qu'il a épousé la vendeuse du stand de cigares - Carl est fou d'elle mais on sent bien, à la manière un peu contrainte dont les gens l'évoquent, que l'on n'a pas une très haute opinion d'elle. 

Les deux histoires, celle de Jeff et celle de Carl, vont entrer en collision à la suite d'une succession d'évènement. Carl est viré et demande à sa femme Vicki (Gloria Grahame) de plaider sa cause auprès de son patron John Owens, chez qui la mère de Vicki a officié comme domestique. Mais Vicki revient du rendez-vous plusieurs heures plus tard et son mutisme ne résiste pas longtemps à la jalousie inquisitrice de Carl: il est rapidement évident qu'elle a dû faire davantage que de parler du bon vieux temps pour obtenir que son mari retrouve son poste. Fou de rage, Carl lui impose d'écrire une lettre permettant de tendre un piège à Owens à bord du train qu'il doit prendre le soir même. Malheureusement pour le couple, Jeff se trouve également à bord du train...

 
Le triangle infernal est dès lors formé: Carl, d'Owens, contraint Vicki à éloigner Jeff pour éviter que celui-ci ne découvre le cadavre. Vicki en profite pour "vamper" Jeff, qui donne un faux témoignage pour la protéger lors de l'enquête. Se dépeignant comme une femme battue vivant sous l'emprise d'un mari alcoolique, la jeune femme achève de le séduire Jeff et tente de le persuader de tuer Carl. 


Tout l'attrait du film réside dans son ambiguïté, sous des dehors de simplicité de l'intrigue: Jeff est quelqu'un qui prétend chercher la quiétude mais qui se retrouve très vite plongé dans une situation malsaine qu'il lui aurait été facile d'éviter; Carl semble être le jouet de ses propres pulsions, brutal et sans scrupules, n'hésitant pas à instrumentaliser son épouse; Vicki se présente comme une victime de la convoitise des hommes et de son origine sociale modeste. 




Mais ces apparences ne résistent pas aux tensions extrêmes qui parcourent ces personnages - avidité, concupiscence, possessivité - et qui, toutes, trouvent leur origine ou leur exutoire en Vicki, créature dont l'étendue de l'amoralité se dévoile graduellement au fil de l'histoire. On ne rendra jamais assez justice, à mon sens, au talent de Gloria Grahame: un peu plus aguicheuse elle aurait été vulgaire, un peu moins esquintée par la vie elle aurait été un monstre incapable de susciter l'empathie. Sa Vicki est une petite fille solitaire qui a poussé de travers et qui a dû se cramponner à ses mensonges pour tenir le coup, et qui a usé de sa séduction puisque c'est tout ce qu'on attendait d'elle.