dimanche 22 janvier 2012

Mon chevalier: Drive (Nicolas Winding Refn, 2011)

Je vais déballonner tout de suite la hype qui a fait (un peu trop pour être totalement justifiée) de ce film un chef-d'œuvre instantané. C'est effectivement un très bon film, qui contient des choses intéressantes, voire passionnantes, mais minute, papillon, avant de dégainer le gros terme qui tache. 


Je ne chipoterai en revanche pas sur le Prix de la Mise en Scène obtenu à Cannes: rien à dire, la mise en scène est très en beauté dans Drive: ample et soyeuse jusque dans les scènes les plus violentes, elle flotte sur les ailes d'une musique électro qui, avec ses synthés 80's à la Tangerine Dream (je pense notamment à la bande originale de Thief, dont l'intrigue ressemble beaucoup à celle qui nous occupe) renforce encore la parenté avec Michael Mann qui suintait déjà de la combinaison héros solitaire + paysages urbains de L.A. (il remonte des effluves de Manhunter et de Collatéral d'une scène à l'autre). Quel plaisir de ne pas subir encore une fois le supplice du montage à 1000 plans/minute, de voir un réalisateur suffisamment apte techniquement pour ne pas recourir à cette ficelle sur-utilisée pour les scènes d'action, et pour employer le ralenti autrement que comme dans un film de John Woo! À rebours de ces gimmicks usants, Refn relève le défi de dépeindre son personnage principal avec des outils qui soulignent judicieusement sa mélancolie profonde et accentuent son décalage, son isolement sensoriel par rapport au monde dans lequel il évolue: ralenti donc, travelling, plan-séquence. 



Au passage: j'ai eu raison avant tout le monde, Ryan Gosling c'est moi qui l'ai découvert dans Danny Balint (il y a dix ans!), bien avant toutes ces nymphettes qui virent aujourd'hui leur cuti et leurs posters de Clooney pour lui. Pas touche, les filles. Il était excellent alors, il l'est tout autant aujourd'hui: il porte à merveille la tristesse inamovible de ce cascadeur automobile qui arrondit ses fins de mois en louant ses talents de conducteur surdoué à des malfrats, le temps de cinq minutes durant lesquelles il met en œuvre toute sa science du volant pour les aider à semer la police. Avant ou après ces cinq minutes, durant lesquelles il est un autre, un pur accessoire du crime, presque un objet sans âme, il n'appartient qu'à lui-même et donc à personne. Être solitaire  et sans passé, de passage par définition, il n'entretient de liens qu'avec ce qu'il accomplit dans l'instant, et jamais nous n'apprendrons ne serait-ce que son nom.


Sa route croise parfois celle de sa voisine de palier, Irene (Carey Mulligan, au gracieux museau de chaton perdu), mais il ne lui vient jamais l'idée de l'aborder, ou alors il se l'interdit. Et le hasard ou le destin s'en mêlent: la voiture d'Irene est en panne, elle a besoin qu'on les transporte, elle et son petit garçon, il lui rend ce service. Et se prêtant pour une fois à des besoins qui ne sont pas criminels, entrant sans l'avoir cherché dans une vie qui, croit-il, ignore le danger et la noirceur du dehors, le voilà qui se fond dans cette petite routine domestique, les voilà tous les trois qui forment une petite famille de circonstances, baignés dans la douceur d'une confiance tacite et douce. Remplit-il un manque chez lui ou chez la fille, est-il si vide qu'il ne fait que se glisser dans les interstices vacants de l'existence des autres? On ne le saura jamais non plus. 

Les instants de bonheur sans mélange n'ont pas vocation à durer: le mari d'Irene est libéré de prison plus tôt que prévu. L'évènement devrait être heureux mais il est déjà doublement empoisonné. D'abord parce que le cœur d'Irene est désormais déchiré entre les deux hommes. Ensuite parce que son mari a contracté des dettes auprès de truands, et que son chevalier servant va littéralement se sacrifier pour racheter cette dette en se prêtant à un ultime casse...


Naturellement rien ne se passera comme prévu, et le casse raté déclenchera une spectaculaire avalanche de violence, selon la règle non écrite qui veut que le seul moyen de se dégager des griffes de ses poursuivants est de les trucider. L'ange protecteur au blouson angéliquement blanc laisse alors voir son verso: l'ange de la menace et du massacre arborant un scorpion dans le dos. Le thème du déguisement et du double visage boucle sa boucle: cascadeur (souvent grimé) et complice de truands, amant romantique et tueur sanguinaire, chevalier et bête.


Le chevalier n'est pas qu'une figure de bravoure et d'altruisme, c'est aussi un personnage tragique car il sait que même si sa belle lui accorde l'honneur de porter ses couleurs (de la défendre), il ne pourra jamais revenir vers elle - qu'il ait été tué dans l'entreprise ou que sa victoire, permettant le retour définitif du mari au foyer, l'ait contraint à s'éloigner. Il est significatif que le dialogue le plus fourni entre les deux amoureux révèle le rôle joué par le jeune homme dans le braquage (et ses motivations pour y participer), confrontant Irene à la fois à cet amour et à la malédiction de la violence du monde au-dessus de leurs têtes. 
Cette dualité s'épanouit au cours d'une scène inouïe se déroulant dans un ascenseur et dont je ne dirai presque rien pour ne pas vous gâcher le plaisir, sinon qu'elle débute dans la lumière et la pureté et s'achève dans la rage meurtrière et le désespoir devant les rêves descendus en flammes. Toute la complexité du personnage joué par Gosling se développe là en quelques minutes. Il est le scorpion du conte africain, victime de sa propre nature, chevalier cuirassé empoisonné par sa propre arme (par un bagage dont nous ignorons tout?) et totalement désemparé devant le mal qu'il porte en lui et dont il ne peut protéger les autres. Rien que pour cette scène kaléidoscopique et magistralement filmée, on peut oublier l'intrigue à base de mafieux et de vengeance (déjà vue ailleurs, en mieux), et on peut (on DOIT) se précipiter pour aller voir Drive. Fissa.


dimanche 8 janvier 2012

Little monsters that rule the world: Carnage (Roman Polanski, 2011)

Ou comment des adultes responsables, socialement intégrés et fiers d'eux-mêmes et de leurs accomplissements respectifs, finissent par se mettre sur la figure pour s'être mêlés d'une bagarre entre leurs fils (que ceux-ci ont déjà oubliée). Ou comment ces mêmes adultes ont fini par surinvestir certaines composantes de leur vie (animées - enfants, hamster - ou inanimées - livres d'art, sac à main, Blackberry) et par les considérer comme des appendices irremplaçables, presque des raisons d'être à part entière, ne souffrant ni contestation ni dommage. 






Tout commençait pourtant pour le moins mal, par la conciliation entre les parents de l'agressé, Penelope et Michael Longstreet (Jodie Foster et John C. Reilly), et les parents de l'agresseur, Nancy et Alan Cowan (Kate Winslet et Christoph Waltz). Ces gens-là n'ont rien à se dire et n'auraient jamais dû se rencontrer, mais voilà, ils se sont mis en tête qu'il y avait un problème à résoudre et que pour cela, ils devaient absolument parler ensemble, parce que c'est ainsi que doivent se conduirent, pensent-ils, les parents responsables. Mais de compassion feinte en remarques ambiguës attrapées au vol, de vomissements volcaniques en verres de whisky, la situation ne fait que dégénérer - une course folle de l'empoignade verbale à la confrontation physique, une boule de mauvaise foi massive dévalant la pente des compromissions huileuses et des rancœurs nichées au sein de chaque couple. 

Tout comme dans Art, précédente pièce de Yasmina Reza qui connut un grand succès, Carnage (qui est une transposition au cinéma de la pièce Le dieu du carnage) est centré sur l'affrontement entre des visions irréconciliables du monde et de l'homme, qui finit par lacérer le fin voilage des convenances - ce que nous définissons habituellement comme "la civilisation". On peut tomber (ponctuellement) d'accord sur un sujet particulier, il n'en demeure pas moins qu'Alan est un monument de cynisme et de sans-gêne, que Nancy s'étrangle littéralement d'amertume, que Penelope est une chieuse moralisatrice (l'expression "holier-than-thou" semble avoir été inventée pour elle) et que Michael est un mou de la plus belle eau. Tour à tour ils se retrouvent sur la sellette face au groupe ou à leur conjoint, tour à tour ils se massacrent à belle dents - le style très cruel de Reza fait merveille. Les acteurs ont été choisis pour leur abattage et ils remplissent pleinement le contrat, ils sont excellents. J'avoue un faible pour John C. Reilly qui joue à fond de son physique de gros nounours et de son rôle-type de gros neuneu pour mieux nous laisser la surprise d'un décapsulage dantesque (le "Maybe I just want to be a fucking son a bitch!" lancé à sa femme horrifiée est une splendeur). 

Le format très ramassé du film (à peine 1h20) permet de garder une progression soutenue de la tension et une mouvance constante des rapports de force, sans la lassitude qui aurait pu s'immiscer du fait des limitations d'un huis-clos et de personnages caricaturaux. Il ne faut pas chercher non plus la patte du réalisateur dans tout ceci, ce qui n'est pas forcément un mal pour moi car j'ai toujours eu du mal avec Polanski. The ghost writer, que j'ai apprécié, sentait l'auteur et ses thèmes paranoïaques étaient habilement entre-tissés dans le scénario. Ici on est davantage dans l'exercice de style récréatif, mais finalement pas bien nourrissant - comme un goûter d'enfant, riche en chocolat mais peu soucieux d'apport en vitamines.