samedi 31 décembre 2011

Récap' ou pas cap' de 2011

Quelle drôle de bestiole que cette année 2011! Je ne sais pas pour vous, mais dans mon année il y avait de tout, dans un désordre absolu: la grosse déprime et l'exaltation maniaque, le chef-d’œuvre à la mode en carton moisi et le petit joyau, et entre tout cela quand même pas mal de mornes plaines et d'attentes pas toujours récompensées (et je ne parle pas seulement de cinéma... quoique le cinéma ne soit justement pas que du cinéma pour ceux qui l'aiment).

Ce qui me surprend lorsque je sors ma calculette, c'est qu'en dépit de cette impression d'année un peu creuse (entre deux paroxysmes épuisants), j'ai tout de même réussi à voir 132 films, soit à peu près autant qu'en 2010 (mon engouement récent pour certaines séries TV américaines n'a donc pas tout écrasé sur son passage). Dont 23 en salles, à peu près pareil que l'année précédente. Comme quoi l'impression globale qu'on retire peut être trompeuse, peut-être que c'est simplement le fait d'avoir manqué de temps libre pour entretenir ce blog qui me trompe? Je trouve aussi très réconfortant de constater qu'en dépit d'une tendance plus marquée au re-visionnage (les périodes difficiles traversées ayant motivé un repli vers les films-doudous), 58% des films étaient des découvertes. Curiosité et envie pas mortes!

Alors 2011, si c'était....


... un retour en enfance: Pleurer ma race devant la fin de King Kong, version Peter Jackson. Parce que lorsque votre Jack était encore bambina, elle avait déjà chialé d'importance devant la version (pourtant pas très bonne) de John Guillermin (et découvert l'érotisme lorsque le gros doigt de Kong tentait de déshabiller la délicate Jessica Lange, d'où son goût ultérieur pour les mâles poilus?). Ne riez pas, je ne savais même pas à l'époque que l'original de Cooper et Schoedsack était tellement magistral qu'il annihilerait d'avance jusqu'au moindre rêve de remake pour des décennies. And along came Mr Jackson. Le gars qui m'avait collé un frisson quasi-mystique en matérialisant les colosses de l'Argonath (et le Balrog, et Minas Tirith...) dans son adaptation du Seigneur des Anneaux. Et boum.

... des familles tellement horribles que je me dis que, finalement, je m'en sors pas mal avec la mienne: La doucereuse Janine Cody (Jacki Weaver) de Animal kingdom qui règne, telle une Mamy Nova sortie de l'enfer, sur sa famille de truands de Melbourne à coup de "sweetheart" suintants de menaces. L'Erica Sayers (Barbara Hershey, splendide dans Hannah et ses sœurs, aujourd'hui sévèrement botoxée) complètement secouée de Black swan, qui dénie à sa fille toute vie privée et toute féminité adulte (très proche en cela de la Margaret White de Carrie, la religion en moins). Le gynécée white trash mené par Alice Ward (Melissa Leo), quasi-maquerelle de ses boxeurs de fils dans le finalement très décevant The fighter.

... une mauvaise idée (de voir ce film trois mois après Fukushima): J'ai été pétrifiée par La bombe, docu-fiction réalisé pour la BBC par Peter Watkins. Une guerre nucléaire a éclaté et l'Angleterre est ravagée, l'impréparation des pouvoirs publics et l'insuffisance des moyens mis en œuvre concourant à aggraver la situation déjà dramatique. Watkins nous immerge dans la situation, entre les interviews des sinistrés et le déroulement méthodique, en voix off, de glaciales statistiques. Le résultat est terrifiant (en plus d'être cinématographiquement puissant), surtout après le festival d'incompétence et de désinformation auquel nous avons assisté suite à la catastrophe japonaise. La bombe c'était en 1965, ça pourrait être n'importe quand.

... un Marcello, et un seul: Mariage à l'italienne (De Sica), Divorce à l'italienne (Germi), Le bel Antonio (Bolognini), Mastroianni déconstruit le mâle italien iconique et expose ses névroses et sa veulerie profonde. Il est mélancolique, il est canaille, il est sublime. Punaise, je suis née trop tard.

... des grandes envolées de pas-grand-chose: Périodiquement, ça ne peut pas louper, les critiques et/ou la presse et/ou le public s'emballent pour un film et on s'en prend ras le schtroumpf de leur dernière tocade, y'en a plein les plateaux télé, les émissions de radio, la presse écrite, et avant qu'on ait pu dire "Billy Wilder" la vedette du film est devenue l'égérie d'un parfumeur/horloger/constructeur automobile. J'ai pu voir cette année quelques-uns des objets de cette affection (quelque peu démesurée), et force m'a été de conclure que bof, en ce qui me concerne. Tel fut le cas pour Black swan (parce que j'ai jamais rêvé d'être ballerine? parce que Natalie Portman, une fois amaigrie, est moche? parce que Les chaussons rouges, bordel?), The fighter (Mark Wahlberg est la seule bonne chose du film, on a envie de lui offrir l'asile politique), The artist (de la belle ouvrage, des hommages futés, mais c'est pas Les feux de la rampe ni Sunset Boulevard non plus), The social network (c'est pas avec un film aussi inintéressant que je vais me mettre à Fessebouc), Le discours d'un roi (mon Colin Firth chéri a eu l'Oscar pour ça, this must be a joke), Le tambour (Palme d'Or 1979 ex-æquo avec Apocalypse now, Oscar du meilleur film étranger; déclenche une envie irrépressible de se faire ligaturer les trompes). Autant en emporte le buzz.

... un qu'a failli être le film de l'année: Dans The tree of life de Terrence Malick, il y a tous les ingrédients d'un chef-d’œuvre, et plus encore, il y a de vrais morceaux de grâce dedans (et lorsque je dis "grâce", je ne parle pas de son acception religieuse, à laquelle trop de critiques ont voulu réduire ce film). Mais cette fois cela ne suffit pas, pas sur la durée totale du film en tout cas. Pour goûter la grâce malickienne à son plus mûr, revoyez plutôt La ligne rouge.

... un qu'est le film de l'année pour de vrai: Une séparation est un bijou, d'autant plus brillant qu'il a pris tout le monde par surprise, et c'est tant mieux.

... une star au style méchamment daté: Si je voulais dresser un parallèle entre mon bilan 2010 et celui-ci, je dirais que Faye Dunaway est un peu ma Zarah Leander de 2011. Dans Network (Lumet) comme dans Les yeux de Laura Mars (Kershner) l'actrice arbore un brushing impeccable et des chemisiers de satin (beige, à lavallière... beurk) en toutes circonstances, un spot dirigé vers ses yeux est chargé de les mettre en valeur (à bien y réfléchir je ne suis même pas sûre de l'avoir vue cligner des paupières une seule fois!) et ses pommettes semblent capables de couper du verre. Et son jeu? De grandes enjambées (chaussées de bottes de cuir couleur cognac.... beurk), des mouvements de cheveux, des mains qui fouettent l'air, une expression survoltée plaquée sur le visage. Et c'est tout.

... un réalisateur vraiment pas pour moi: J'avais essayé Possession il y a quelques années, dedans y'avait Adjani qui se roulait par terre en arrachant ses vêtements et qui franchissait le mur du son à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche, c'était pénible en diable (hu hu suis-je drôle). Cette année j'ai re-tenté l'aventure (je suis un brin kamikaze tout de même), j'ai vu L'important c'est de se torturer, heu je veux dire L'important c'est d'aimer. Dedans y'avait Romy Schneider qui se laissait humilier face à un Jacques Dutronc passif-agressif et à un Fabio Testi passif-pigeon, c'était pénible aussi. Zulawski, c'est décidé, j'arrête.

... des vaccins contre la pandémie de connerie: J'aimerais envoyer le DVD du Nom des gens à Hortefeux (Brice), Guéant (Claude) et Le Pen (le père, la fille et les simples-d'esprit, amen), ainsi qu'à tous ceux qui croient que tout ce qui n'est pas français est par essence louche et malhonnête. Emportée par un immense élan de bonté, j'offrirais aussi We are four lions (les tribulations d'apprentis-djihadistes anglais résolument bras-cassés, jusqu'au bout de leur bêtise crasse) à George W. Bush, Tony Blair, et à tous ceux qui ont essayé de nous "vendre" à toutes forces ces fichues armes de destruction massive, et qui ont jeté le soupçon sur tous les musulmans du monde au passage. Enfin, je balancerais Mes meilleures amies dans la tronche des tous les pseudo-féministes (des trois sexes) et aux groupies de Ségolène Royal, à tous ceux qui pensent que les femmes font tout mieux et plus intelligemment parce que ce sont des femmes. Accrochez-vous bien: c'est faux, elles peuvent être aussi cloches et vulgaires et pas drôles et conformistes que les mecs, ce film en est la preuve.


vendredi 30 décembre 2011

It's damned if you don't and it's damned if you do: Angel heart (Alan Parker, 1987)

New York, 1955. Le détective privé Harry Angel (Mickey Rourke) est approché par le très étrange et manucuré Louis Cyphre (Robert De Niro) pour retrouver le crooner Johnny Favourite. Celui-ci, en dette vis-à-vis de Cyphre, semble avoir disparu après être rentré de la guerre, blessé et amnésique. La piste de l'ancien chanteur de charme emmène Harry sur les terres imprégnées de vaudou de la Nouvelle Orléans, alors que sur son passage les cadavres s'accumulent...


Angel heart est un film que j'affectionne pour sa qualité de cauchemar poisseux et oppressant. Jusqu'à un certain point, la méticulosité de la reconstitution de l'Amérique des années 50, la perfection des éclairages (un peu poudrés, ambrés et comme chargés de la fumée des clopes qu'aujourd'hui on ne peut plus griller en intérieurs), bref la qualité picturale pure de chaque plan (Rourke conversant avec un type dans un transat à Coney Island, le ciel rosé du couchant les écrasant de sa splendeur; Rourke et M. Kruzemark au bord du champ de courses dont les lices dessinent des lignes de fuite impeccables) peut faire "sortir" de cette histoire il est vrai tirée par les cheveux. On peut au contraire considérer que l'esthétisme raffiné déployé par Parker (comme peut être raffinée, sous la subtile pourriture, une vieille demeure Sudiste au milieu de son bayou) et les multiples rappels des motifs mêlant les visions de Harry à des symboles religieux et à souvenirs enfouis (dans des proportions que l'on ne connaîtra vraiment qu'à la fin) renforcent l'impression de pénétrer dans un songe aussi maléfique que cohérent dans sa logique déviante. Pour moi ça fonctionne à mort, j'adore avoir peur, j'adore les histoires de sorcellerie, et les vieux machins rouillés qui font "croui-croui-croui" pendant des heures me donnent la chair de poule - ah mince faut pas parler de volailles, Harry les a en horreur.



C'est aussi un plaisir de revoir Mickey Rourke à l'époque où il avait un visage et pas un œdème de Quincke géant, de redécouvrir que, bien que ce film-ci soit sorti peu avant du très surfait Neuf semaines et demie (on ne dira jamais assez l'influence déplorable de ce truc sur les carrières de Rourke, Lyne, Basinger et sur les galipettes érotico-alimentaires), c'était un acteur à part entière. Dans ce rôle il a en même temps la dégaine blasée et chiffonnée du private eye archétypal (genre je bosse sur l'affaire même quand je sirote mélancoliquement un bourbon dans un bar sorti d'un tableau d'Edward Hopper) et le sourire vague et mouillé du petit garçon perdu qui ne comprend plus rien à ce qui l'entoure. On ne peut pas s'empêcher de regretter qu'il ait perdu, avec le temps et les opérations, la capacité faciale à restituer autant d'émotions, et je me suis prise à rêver de ce qui aurait pu être... D'autant qu'en face, apparaissant de temps à autres dans l'histoire, il y a quelqu'un qui était déjà, qui est toujours, un des plus grands acteurs qui existe, Môssieur Bob De Niro en personne. Qui biche visiblement à incarner un être inquiétant à force d'être suave et debonair, sans extravagance autre qu'une chevelure luxuriante (il sortait de Mission, forcément) et des ongles à la manucure... inhabituelle. Il se fait d'autant plus impassible et courtois que Rourke se liquéfie d'angoisse au fur et à mesure que l'histoire progresse, et le face-à-face entre les deux hommes en est d'autant plus délectable.




Je finis sur une petite gourmandise pour ceux qui aiment repérer certains visages, pas forcément les plus célèbres, là où on ne les attend pas, et les suivre de film en film. L'un des deux inspecteurs de police qui viennent interroger Rourke à la Nouvelle Orléans n'est autre que l'excellent Pruitt Taylor Vince, acteur bouleversant du méconnu Heavy (premier film de James Mangold, hé non ce n'était pas Cop Land) et vu plus récemment dans plusieurs séries TV (il est notamment J.J. LaRoche dans The mentalist). A l'époque de Angel heart, il était considérablement moins corpulent que maintenant, mais si l'on regarde bien on peut remarquer son nystagmus caractéristique.

vendredi 23 décembre 2011

Grand corps (d'Etat) malade: L'exercice de l'Etat (Pierre Schoeller, 2011)

Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet) est un Ministre des Transports centriste au sein d'un gouvernement ultra-libéral. Nous faisons sa connaissance - et celle de son staff: Gilles le dir'cab (Michel Blanc), Pauline la chargée de com' (Zabou Breitman), Yan (Laurent Stocker), le jeune-assistant-aux-dents-longues- à l'occasion d'une crise qui éclate au beau milieu de la nuit: un accident de car meurtrier sur une route enneigée des Ardennes.

Ni moins humaniste, ni plus manipulateur que d'autres, Saint-Jean défend publiquement sa conviction qu'une privatisation des gares se ferait au détriment des usagers (NdA: toute ressemblance, blablabla...), mais il se retrouve très vite mis en minorité du fait des puissants intérêts financiers et politiques en jeu. On lui met alors entre les mains l'alternative suivante: ou il pilote la réforme du statut des gares (ce qui équivaut à avaler son chapeau devant son ennemi juré, le Ministre des Finances), ou il saute.







L'immersion est brutale, viscérale, dès les premières minutes du film: nous sommes dans la tête d'un Bertrand Saint-Jean profondément endormi et en proie à un rêve mi-inquiétant, mi-érotique, dont il sort pour être propulsé dans l'urgence d'un accident monstrueux pour lequel il doit - vite vite, surtout pas de trou d'air médiatique! - coordonner les secours, rassurer les familles, arpenter les lieux du drame, diligenter une enquête, bref donner l'impression qu'il maîtrise une situation pourtant née de l'imprévisibilité. Ce n'est pas un robot, ce Saint-Jean, loin de là; bien au contraire, son humanité, sa corporalité éclaboussent l'écran. Il a la gaule le matin au réveil, voit si peu sa famille que son cabinet en vient à gérer l'essentiel de ses rapports avec elle, est incapable de choisir une cravate qui "passe bien" à la TV, frotte de la glace sur son visage pour reprendre contact avec la réalité, dégueule sous la tension nerveuse accumulée. Et se saoûle à perdre haleine pour supporter sa solitude ("Quatre mille contacts, et pas un seul ami!" soupire-t-il un soir), s'incruste chez un chômeur de longue durée qu'il emploie un temps comme chauffeur.... Sans que rien de tout cela suffise à lui faire oublier sa position: il est condamné à l'impuissance tant qu'il s'accroche à ses principes, et seule la trahison (de ses idées, de sa famille politique, des gens qui travaillent avec lui) peut lui redonner une marge de manœuvre au gouvernement. Le paradoxe étant que la métamorphose qu'il lui faut accomplir pour cela (et dont d'autres que lui paieront le prix) va faire de lui une espèce de fauve politique diamétralement opposée à l'homme qu'il était jusque-là.

Je ne le dirai jamais assez, Olivier Gourmet est un acteur formidable (depuis Le fils, des frères Dardenne, on ne s'en lasse pas), qui dans ce rôle de Bertrand Saint-Jean montre nombre de fêlures sans que pour autant on parvienne à cerner tout à fait le bonhomme, sans que son parcours ou ses motivations nous soient lourdement expliqués. Il nous demeure en grande partie opaque mais pendant ces deux heures de film on l'aura deviné complexe, tortueux, contradictoire. Michel Blanc, en serviteur de l'Etat obsessionnel jusqu'à l'effacement, n'est pas moins remarquable - j'ai pensé à un "Monsieur Hire énarque" dans ce rôle. Le parti pris de filmage "comme si on était embedded" est probablement ce qu'on peut trouver de plus judicieux pour restituer la petite cuisine pas propre de la politique d'aujourd'hui, même si le scénario s'offre quelques facilités superflues autour du personnage du chômeur.

samedi 29 octobre 2011

Standing in the way of control: Shortbus (John Cameron Mitchell, 2006)

Sofia est une sexologue qui n'a jamais connu l'orgasme. James et Jamie, un couple gay en crise, vient un jour la consulter alors qu'elle rumine (encore) la frustration d'un rapport (de plus) qui l'a laissée insatisfaite. Ils lui conseillent de venir au "Shortbus", un endroit mi-lounge bar, mi-back room qui accueille "les doués et les handicapés" ("the gifted and challenged") du sexe, ainsi que l'explique le très coloré hôte des lieux, Justin Bond. Ces personnages croisent la faune des lieux, entre orgies et confidences: Severin la dominatrice fatiguée de ne pas savoir développer une "vraie relation", Ceth l'admirateur du couple James/Jamie, Caleb, un jeune voyeur qui espionne le même couple en soupirant après la mélancolie du beau James, un ancien maire de New-York qui n'a jamais eu le courage de jouer les militants de la cause homo....


Pour ceux qui, comme moi, sont soucieux de comprendre les raisons du choix d'un titre de film, le ramassage scolaire des enfants présentant un handicap physique ou mental s'effectue, aux USA, dans un bus jaune plus court (a short bus, donc) que celui emprunté par les autres enfants, comme c'est expliqué ici sans excès de politically correct. Voilà, ça c'est fait. Du coup (et la vision du film le confirme, quoique pour ceux qui avaient vu le formidable et chatoyant Hedwig and the Angry Inch du même réalisateur, cela ne sera pas une trop grande surprise), il est clair que l'histoire s'attache à nous montrer qu'en matière de sexe, d'amour, de bonheur ou de manières de vivre sa vie, il n'est pas de "normalité" (ou, a contrario, d'"anormalité") qui tienne. 
Ce qui est frappant dans cette vue en coupe d'un groupe de New-Yorkais (pas plus riches, pas plus "à problèmes", pas plus à la marge de la société, que d'autres), c'est la pression terrible qui s'exerce sur chacun d'eux pour combler ce qui, de l'extérieur et par eux-mêmes, est perçu comme un manque: le manque de communication pour Severin (qui a du mal à révéler ne serait-ce que son véritable nom mais fouette ses clients à tours de bras), le manque d'abandon pour James (qui tient son compagnon à distance à l'aide de sa caméra), le manque d'orgasme pour Sofia (qui essaiera méticuleusement des solutions diversement comiques pour tenter de réveiller son désir). Chacun ses blessures et son bagage, et pour tous la profonde tendresse, la vraie compassion du réalisateur, qui jamais ne juge, jamais ne montre des coïts par racoleuse facilité mais bien pour tenter de capter sur pellicule la nature incroyablement fragile, éphémère et merveilleuse de cette étincelle qui peut s'épanouir entre deux personnes (ou plus!) qui partagent un peu de chaleur, quelle que soit la forme (parole, rire, caresse) revêtue par celle-ci.

samedi 15 octobre 2011

Habemus Papam (Nanni Moretti, 2011)

Le Vatican est en émoi, les cardinaux sont réunis en Conclave à huis clos pour élire le nouveau Pape. Le consensus est long à venir et, après plusieurs tours infructueux qui échouent à départager les mêmes favoris, les voix finissent par se porter sur le cardinal Melville (Michel Piccoli). Il est pressé de mettre fin à l'attente des fidèles massés sur la place Saint-Pierre-de-Rome en s'adressant à eux du haut de son balcon mais au dernier moment l'angoisse le saisit, il n'est pas à la hauteur de sa charge, il recule. 
Tant que le Pape ne s'est pas officiellement exprimé le Conclave ne peut être dissout, ni l'identité du nouveau Souverain Pontife révélée au public, aussi le Vatican se transforme-t-il en un mélange de colonie de vacances (dont les pensionnaires seraient substantiellement plus âgés que la moyenne) et de bunker duquel aucun signe de la panique qui règne ne doit filtrer. 



Dès que j'ai appris que le nouveau film de Nanni Moretti serait centré sur un Pape en crise existentielle, j'ai jubilé. J'aurais trépigné de toute manière à la seule annonce d'un film de Moretti, mais de le savoir sur le point de s'attaquer à l'Eglise catholique, comment dire? Après le Berlusconi soigneusement destructuré dans Le caïman, on ne pouvait que sentir le potentiel de ce sujet pour servir de terrain de jeu à l'ironie mordante de l'auteur.  

L'ironie, de fait, ne manque pas. Les augustes cardinaux sont dépeints comme d'affreux garnements légèrement irresponsables et portés à la tricherie. Un psychanalyste (argh!) athée (horreur!) joué par Moretti lui-même est appelé en urgence pour tenter de soigner le Pape, mais il ne lui est permis ni de s'isoler avec son patient, ni de lui poser la moindre question qui pourrait le mettre en porte-à-faux avec le dogme religieux, et qui sont bien sûr les sujets de prédilection des analystes. Le porte-parole (Jerzy Stuhr), devant la dépression du Saint-Père qui se prolonge et se change en fugue pure et simple, imagine un stratagème tout bonnement diabolique pour donner le change: installer un Garde Suisse plutôt joufflu dans les appartements du Pape afin que son ombre, sa silhouette et sa main à la fenêtre soient pris pour ceux de l'occupant légitime des lieux. Le résultat dépasse de loin ses espérances puisque le maintien de ces minces apparences semble restaurer la paix du Conclave (où l'on voit que le decorum finit par prendre le pas sur le fond), qui par ailleurs s'est transformé en tournoi de volley-ball sous l'impulsion du psy gardé captif.



Alors oui, ironie, mais on est loin du jeu de massacre que certains attendaient manifestement au vu du grand-guignol ravageur qui imprégnait Le caïman (oui, encore lui), et qui fait que j'ai lu pas mal de commentaires assez tièdes et déçus sur Habemus Papam. La tendresse est très présente ici, pour dépeindre un rituel étouffant qui infantilise tous ces vieux bonhommes à force de les entourer à chaque instant de leurs vies. Et c'est particulièrement vrai pour le Pape nouvellement nommé, qui d'un coup se sent étouffer face à l'énorme charge qui lui tombe dessus, et à laquelle rien ne l'avait jamais préparé vu qu'il comptait jusque-là parmi les Monsieur-Tout-le-Monde du clergé, d'autant qu'il se voit avant tout comme un acteur raté. Michel Piccoli, qui lui n'a plus rien à prouver depuis longtemps quant à ses talents d'acteur (225 films selon l'IMDb, excusez du peu, et parmi eux quantité de rôles majeurs) et qui de fait est excellent, incarne un vieil homme effaré de ce qui lui arrive, humblement désolé de causer tant de dérangement avec son petit mal-être intime mais pas moins désireux de résoudre son questionnement par lui-même et à sa manière, à son rythme et rien d'autre. Le portrait est bien celui d'un homme qui cherche à se définir au plus juste (autant pour ne pas se tromper lui que pour ne pas induire les autres en erreur à son sujet), un homme dépeint tout en fragilité et en compassion. La fonction papale n'est là que pour porter à l'extrême, quasiment à l'absurde, un exemple de ces péripéties de l'existence qui font que  soudainement, l'attention et les attentes se reportent sur une personne qui n'a pas fait le choix de les attirer.



.... Et encore une fois, comme pour le magnifique La piel que habito, force est de constater que les voies des jurys Cannois sont parfois difficilement pénétrables lorsqu'elles les conduisent à ignorer des films de cette qualité. Habemus boulam.



vendredi 7 octobre 2011

La piel que habito (Pedro Almodóvar, 2011)





Robert Ledgard (Antonio Banderas) est un chirurgien froid et précis, spécialisé dans (ou plutôt obnubilé par) l'expérimentation de méthodes d'avant-garde de greffe de peau, depuis la mort de Gal, son épouse, brûlée vive dans sa voiture alors qu'elle tentait de le quitter. Son obsession l'amène à s'aventurer loin des limites imposées par l'éthique scientifique... et loin des limites de la moralité tout court, puisqu'il séquestre une jeune femme qu'il utilise comme son cobaye, la mystérieuse Vera (Elena Anaya). La relation entre Robert et Vera est complexe, faite de répulsion et de fascination des deux côtés - sur son écran géant Robert observe constamment Vera, (à peine) vêtue d'une combinaison moulante couleur chair qui protège son épiderme tout neuf, Vera en est consciente et le provoque. Survient le fils de Marilia (Marisa Paredes) la gouvernante de Robert, le grotesque Zeca. Ce dernier est sous le choc en croyant reconnaître Gal, son ancienne amante, en Vera. Sa tentative de la libérer fait exploser un fragile équilibre élaboré sur une délicate architecture de la douleur....



Chaque film d'Almodóvar est une surprise et un délice en égales mesures, tant on a la garantie, dès le départ, de se faire embarquer dans un récit totalement maîtrisé dans son fond et dans sa forme, et qui défie les stéréotypes scénaristiques classiques. La piel que habito ne fait pas exception à ce merveilleux dogme: dès les premiers plans j'ai été captée totalement (et la salle, d'après ce que j'ai pu juger au silence général et puissant, l'a été avec moi jusqu'à la fin), et j'ai aimé dériver le long de cet impressionnant flux narratif sans avoir la moindre idée quant à la destination où il entendait me mener. Quel bonheur, pour une fois, de ne pas voir se profiler l'évolution de l'histoire avec une demi-heure d'avance!



On ne peut pas dire cependant qu'Almodóvar arpente ici des chemins totalement balisés. Il s'agit certes d'identité en général et d'identité sexuelle en particulier, mais la forme adoptée est infiniment contenue, privilégiant les courants souterrains, les forces telluriques, plutôt que la flamboyance visuelle et émotionnelle légèrement hystérique si "movidesque" qui pour beaucoup est la seule marque de fabrique de ce cinéaste. C'est un point de vue trop caricatural à mon goût, dans la mesure où Almodóvar a signé nombre de films très éloignés de cette esthétique qui n'est finalement que celle de ses débuts, et en particulier (lorsqu'il s'agit de chercher des précurseurs de La piel que habito) En chair et en os, qui explorait déjà les possibilités de la substitution amoureuse et du corps comme prison, ou plus récemment Etreintes brisées pour la célébration du deuil par l'image-tombe de l'être aimé. Même si bien entendu la présence du "fils prodigue" Banderas renvoie également à deux autres films de la période chatoyante, La loi du désir pour la contrainte du désir de celui qui est aimé par celui qui aime (maladivement), et Attache-moi! pour le thème de la captivité. 




La sensualité est là mais plus subtile et noyée des ténèbres vénéneuses propres aux codes du Film Noir: le costume de Vera révèle davantage qu'il ne cache, les corps réellement ou faussement dénudés se reflètent à l'infini sur les écrans à cristaux liquide et les tableaux de nus de la somptueuse demeure/clinique/geôle de Robert, les limites de l'observation médicale ont tôt fait de céder le pas au voyeurisme le plus trouble J'ai pensé à Body double de De Palma, notamment à cause d'un certain déguisement arboré par Robert pour brouiller les pistes (chut chut je n'en dirai pas plus pour ne pas vous gâcher le plaisir), et dans une moindre mesure à Obsession (autre De Palma) et/ou à son modèle, Sueurs froides d'Hitchcock, pour le thème du double et de la re-création de novo, fondamentalement sadique, d'une femme plus facile à soumettre aux fantasmes de l'homme, Pygmalion dégénéré.Et bien sûr Les yeux sans visage de Franju pour l'atmosphère légèrement fantastique et le sauvetage désespéré de la beauté ravagée.

Le résultat est d'une cruauté magistrale, brûlante sous une (fine) surface de froideur et d'abstraction (à l'image de la peau de Vera qui est le fruit d'un artifice contre nature), tel le masque mélancolique et implacable arboré par Antonio Banderas, que je n'avais pas vu aussi bon, ni aussi terrifiant, depuis fort longtemps.

Autant dire qu'à titre personnel, et sans préjuger des qualités des autres films présentés cette année, je me demande comment le jury du Festival de Cannes a pu ne pas récompenser ce film-ci. 


mercredi 20 juillet 2011

C'est Dreyer à la plage, ahou tcha tcha tcha!

L'été est une période privilégiée, et pas seulement pour bronzer ou pour se tenir inhabituellement éloigné de son ordi (ou pour bloguer un peu plus souvent que de coutume, ahem AHEM). 

Toute l'année vous aurez vu défiler des journées de boulot qui ne connaissent que deux tonalités: l'ennui mortel (la plupart du temps) et l'hystérie apoplectique (ponctuellement certes, mais il vous faut bien deux mois pour vous en remettre). 
Vous aurez jonglé sans fin entre vos trois espaces-temps, le professionnel (voir ci-dessus), le parental (si vous connaissez ce bonheur ineffable de vous être multiplié lors d'un accès d'optimisme délirant et/ou alcoolisé), et le personnel (qui généralement se résume à se blottir dans les bras de votre conjoint(e) pendant une petite heure tout en regardant un épisode de Dexter ou de Dr House avant de sombrer dans le coma... cette option existe également en version "célibataire" avec un coussin et un plateau-repas).
Vous aurez perdu le sommeil à la saison des deadlines vraiment "de la mort" (d'où leur nom sans doute): dossier collectif que vous finissez seul(e) faute de combattants, tout comme vous l'avez commencé d'ailleurs; stagiaire qui aura réalisé, après des mois à la coule, qu'il devait boucler son rapport en trois jours; présentation orale que vous envisagiez de faire à la fastoche et que vous vous sentez obligé(e) de chiader au-delà du raisonnable maintenant qu'un collègue vous aura montré le peu de cas qu'il fait de vos talents.
Vous aurez initié un nombre respectable de soirées avec vos amis, en témoignent les cadavres de bouteilles de formes diverses dans votre poubelle (pas la "générale", hein, la "verres", on peut être poivrot et écolo), et votre circonférence un peu honteuse (bahhhh oui mais quand on a eu fini le fromage il y avait encore du vin, alors on a fait pêter un autre fromage, et puis le pain est venu à manquer...).
Vous aurez, les soirs de grosse baisse de forme/grand froid, trouvé refuge sous la yourte de votre couette avec un bon polar pas trop exigeant au niveau neuronal, dont vous parcourez trois pages d'un œil vitreux avant de rendre les armes devant les éclaireurs du général Morphée.

... Compte tenu de tout cela, il est bien évident que ce n'est pas entre septembre et juillet que vous allez nécessairement vous sentir ultra-motivé pour attaquer l'œuvre complète de Tarkovski ou la face Nord de Dreyer (ou alors c'est que vous aimez quand ça fait mal). On ne va pas se mentir, certains réalisateurs sont particulièrement exigeants, même si je me hérisse lorsque quelqu'un lâche un bruyant "Hou, ça a l'air bien chiant!" dans un soupir, sans avoir jamais essayé plus d'une demi-heure. Il faut essayer, et ré-essayer lorsque ça ne marche pas du premier coup. Kieslowski, ça m'a pris quelques années. Fassbinder, j'ai adoré tout de suite, par contre je ne me vois pas glisser certains de ses films dans mon lecteur si j'ai passé ma journée dans des réunions. Ça se fait, mais justement parce que ce sont pas n'importe quels films, ça ne se fait pas n'importe quand ni à n'importe quelle condition. Vous déclineriez une invitation dans un splendide restau gastronomique si vous étiez enrhumé au point de ne plus rien sentir de votre palais? Hé bien là, c'est pareil. Il ne sert à rien de jouer le cinéphile dur-à-cuire qui se gargarise chez Rohmer et se ressource chez Ozu, à moins de ne vraiment aimer que la posture que cela donne en société. Quand on aime, on prend le temps, on fait les choses lorsqu'on sent le moment venu - ce principe est valable pour un peu tout dans la vie, je trouve.  


Alors pourquoi ne pas mettre à profit vos vacances les plus bulleuses (au hasard, maintenant, si comme moi vous les avez en éventail pailleté en ce moment) pour passer un peu de temps chez les auteurs "difficiles"? Vous êtes frais et dispos, vous n'avez pas à vous lever à l'aube demain, les soucis du boulot ne sont plus qu'une rumeur à l'horizon, votre frigo est plein de chouettes trucs à boire (ce qui peut considérablement aider pour envisager certaines œuvres avec détachement), en somme vous bénéficiez d'une disponibilité d'esprit que vous n'atteindrez à aucun autre moment de l'année.  
Piña colada jacta est.


dimanche 10 juillet 2011

I thought you were on my side: Une séparation (Asghar Farhadi, 2011)

 The English version of this post is available here.

Iran. Rien ne va plus entre Nader (Peyman Moaadi) et Simin (Leila Hatami). Cette dernière a insisté pour obtenir une audience auprès d'un juge pour divorcer de son mari, qui refuse de la voir partir avec leur fille Termeh (Sarina Farhadi) au Canada. Si tu veux partir c'est que tu ne veux plus vivre avec moi, je ne te retiens pas, dit-il, mais pas avec notre fille. Si tu refuses que nous partions pour une vie meilleure hors d'Iran, c'est que tu ne nous aimes pas vraiment, répond-elle, alors je veux le divorce. Déjà ils sont arc-boutés sur des positions diamétralement opposées (le juge qui les entend ne pourra rien faire pour les amener à des concessions), et à partir de ce point le film va nous montrer leurs stratégies respectives dans ce jeu de pouvoir intime - et ses conséquences, de proche en proche. 


Et les conséquences ne tardent pas à s'enchaîner, impitoyablement. Après l'audience, Simin quitte le foyer conjugal, laissant Nader aux prises avec son père, que la maladie d'Alzheimer rend totalement dépendant. Nader n'a d'autre choix que de demander à celle qui est jusque-là leur femme de ménage, Razieh (Sareh Bayat), de l'aider à prendre soin du vieil homme, au prix d'un supplément de travail épuisant pour une femme enceinte. De plus, Razieh est extrêmement pieuse, et sa situation d'employée d'un homme redevenu célibataire, qui implique de changer un vieillard qui ne contrôle plus ses sphincters, n'est pas sans poser de sérieux problèmes dans cette société iranienne percluse d'interdits. Sans compter que Razieh n'a jamais avoué à son mari, le colérique et impécunieux Hodjat (Shahab Hosseini), qu'elle travaillait pour l'aider à éponger leurs dettes. 

Très vite Razieh et Nader sont dépassés par les tensions qui se sont accumulées autour d'eux: Nader prend Razieh en faute dans les soins qu'elle est censée prodiguer à son père, il s'emporte et bouscule la jeune femme, qui perd son bébé peu après. S'il est démontré que Nader savait que Razieh était enceinte, il est passible d'une peine de prison conséquente pour meurtre, et il sera obligé d'indemniser les parents pour la vie perdue. Mais pouvait-il savoir, étant donné que Razieh était couverte de la tête aux pieds d'un vaste tchador et qu'en femme vivant dans la crainte des imams, elle s'efforçait de ne jamais croiser son patron?



Généralement, lorsqu'un film gagne un peu trop ostensiblement des prix importants dans un (des) festival(s), je me crispe un peu. Ce n'est pas que je n'aime pas le succès éclatant (il paraît que c'est très français ceci dit), mais trop d'unanimité me fait craindre juste un peu que le jury ne se serve du palmarès pour se donner des airs à peu de frais. Ceci dit, cela ne m'empêche pas de me faire mon opinion et d'aller voir le film en question en salles. Parfois mes soupçons se confirment, comme il y a quelques temps devant De l'autre côté de Fatih Akin: ça doit être satisfaisant pour l'esprit de récompenser un film traitant des relations inextricables entre Allemands et Turcs d'Allemagne au-travers d'un double parcours familial, mais le prix du scénario à Cannes pour un truc aussi lourdement écrit (la fille qui a perdu sa mère rejoint la mère qui a perdu sa fille, je vous jure que ça finit comme ça), au secours! On peut citer aussi Entre les murs de Cantet ou plus récemment The tree of life de Malick, tous deux Palmes d'Or à Cannes alors que ni l'un ni l'autre ne sont le meilleur film de chaque réalisateur.


Et puis il y a Une séparation, qui a fait un casse au dernier festival de Berlin (Ours d'Or du meilleur film, Prix du Jury Œcuménique, deux Ours d'Argent de l'interprétation, l'un pour l'ensemble du casting masculin et l'autre pour l'ensemble du casting féminin, pas de jaloux), et qui est (je ne vais pas vous faire attendre davantage) un film formidable. Je ne peux que tirer mon chapeau (un panama en véritable sisal du Yucatán, mind you). Une grande réussite qui est en premier lieu celle de l'écriture, qui mêle habilement, sans flamber pour autant (hein, Fatih Akin?), la tragédie privée de ce couple où chacun ment et manipule à tour de rôle pour "gagner" dans cette guerre de positions qu'est leur séparation, et la tragédie nationale de cet Iran où chacun est bâillonné par l'emprise religieuse, paralysé par la paupérisation générale, tétanisé devant la plus petite perspective d'un rétrécissement de libertés déjà ténues. Avec rigueur, la mise en scène nous dévoile progressivement les tensions entre les personnages, les arrangements avec la vérité que ces tensions provoquent, les cassures irréparables qui se produisent en réponse. Jamais l'attention ne se dilue car le fil de ce véritable suspens est gardé tendu jusqu'à la fin. Les prix d'interprétation sont totalement justifiés à mes yeux: tous les acteurs, toutes les actrices sont excellents. Aucun des personnages n'est radicalement figé dans une posture de salaud ou de victime, tous mentent et trichent à cause de cette peur qui imprègne leurs vies, aucun n'est gagnant en fin de compte. Et surtout pas la jeune Termeh, qui perd toute innocence enfantine dans le cours du film, et à qui la dernière scène, magistrale, appartient.

samedi 9 juillet 2011

Eowyn et moi

Ma relation avec Le Seigneur des Anneaux remonte à l'aube de mon adolescence (oui, c'est loin - gnagnagna - et ça n'est pas plus mal d'ailleurs). Depuis que je savais lire j'avais toujours eu le nez dans des bouquins, ce qui ne contribuait pas franchement à l'intégration du vilain petit canard que j'étais (mastoc, sourire pur acier inoxydable, je ne vous fait pas de dessin de peur de vous faire peur). J'étais étiquetée "intello" du seul fait que j'avais de bonnes notes dans un collège où le seul espoir de réussite, pour la plupart, résidait dans les filières sport-études. Autant le dire, la meilleure partie de ma vie se déroulait dans ma tête.


J'avais 13 ans lorsque ma prof de français de l'époque, qui trouvait que je faisais preuve de beaucoup d'imagination dans mes rédactions, me conseilla de lire Le Seigneur des Anneaux. Piquée au vif (une prof qui toute l'année m'avait obligée à lire des trucs atrocement chiants me parlait d'un bouquin hyper-célèbre dont je n'avais jamais entendu parler, je ne sais pas si vous voyez le calibre de la vexation), j'achetai d'un coup les trois volumes et, les vacances d'été venues, je lus d'une traite, quasiment en apnée. Une fois fini, je re-lus derechef. 


Je n'avais jamais rien lu de pareil, et je n'ai jamais retrouvé cette sensation depuis. Le sentiment de "voir" se dérouler, devant cet œil intérieur qui naît de la lecture, tout un monde riche d'histoire, de cultures, de personnages, pas seulement selon la dimension circonscrite par la narration mais au-travers d'âges mythologiques qui affleurent partout - et s'épanouissent dans des annexes roboratives qui firent mon bonheur, je devais déjà être un peu chercheuse. Le style me paraissait bien un peu raide et emphatique par moments (je me suis toujours promis de le lire en anglais un jour pour vérifier ce point) mais au fond ça n'avait guère d'importance. Ce qui comptait, c'était la droiture, le sens de l'honneur, c'était que toute le roman parlait de courage face à une adversité écrasante - toutes choses qui touchent forcément l'ado idéaliste et sensible qui se sent mal barré(e) dans l'existence.

Le temps a passé. J'ai jeté à la poubelle depuis longtemps les cahiers où je m'essayais à la calligraphie elfique, j'ai cessé de courir après tous les bouts de manuscrits publiés par le fils de Tolkien. Et puis les films sont sortis sur les écrans, je me suis précipitée sans bouder mon plaisir, il est vrai que Peter Jackson n'avait pas mégoté sur les moyens ni (plus important) sur l'enthousiasme enfantin de s'emparer de ce projet titanesque et mythique pour tant de fans du livre. On pourra toujours chipoter: Arwen est trop juvénile pour une elfe, son histoire avec Aragorn est gonflée de manière disproportionnée par rapport au roman, la répartition des évènements entre Les deux tours et Le retour du roi a été fortement modifiée, Tom Bombadil n'est évoqué nulle part, entre autres points qui ont fait tiquer les puristes. Certes, mais ça fonctionne et ça a une gueule folle: le Balrog est encore plus beau que ce que je m'étais représenté lors de mes lectures, Viggo Mortensen en Grand-Pas/Aragorn possède juste le bon mélange entre pas lavé-mal rasé et charisme mystérieux, les sorciers sont dantesques, Cate Blanchett semble née pour être Galadriel...



... et puis il y a Eowyn, incarnée par Miranda Otto. J'ai une relation un peu personnelle avec Eowyn dans la mesure où, de tous les personnages du livre à l'exception de Frodon, c'est celui qui part avec les chances de succès les plus compromises, et ce d'autant plus qu'elle est une femme dans un univers d'hommes et de guerres. Le rapprochement est d'ailleurs fait entre sa vulnérabilité, son inaptitude supposée à la guerre, et la vulnérabilité et l'inaptitude des hobbits. Pour cette raison sans doute (fragilité mais fierté, besoin désespéré de faire ses preuves et de faire face au danger) je trouve que c'est l'un des personnages les plus forts du livre. Et du film: Miranda Otto parvient à merveille à rendre la soif d'héroïsme du personnage, son jusqu'au-boutisme qui trahit sa jeunesse, le besoin qu'elle a d'aimer celui qu'elle admire. Ai-je besoin de dire que je m'identifiais beaucoup à elle?...



Il y a peu est sorti le coffret regroupant les versions longues sur Blu-Ray. Là encore, certains trouvent encore le moyen de râler (la répartition du film sur deux disques, la colorimétrie, que sais-je...). Pour ma part je trouve que ces films semblent avoir été conçus tout exprès pour le support Blu-Ray, et que ce dernier, seul, rend enfin justice au perfectionnisme échevelé de la bande de dingues passionnés qui a épaulé Jackson dans son entreprise (regardez les suppléments si vous n'avez pas encore mesuré l'ampleur du défi qu'ils ont relevé). Pas une cicatrice sur le dos de Gollum, pas une miette de lembas ne peut désormais vous échapper. Et vous vous régalerez à pétocher d'importance lors de la bataille du Gouffre de Helm, dans les teintes sombres mais hautement définies de la pluie, de la boue et des Uruk-haï. Un Blu-Ray pour les gouverner tous...



samedi 25 juin 2011

"...J'aurais encore une p'tite question..."

Peter Falk, le mythique lieutenant porteur d'imperméable de la série Columbo, vient de décéder à l'âge de 83 ans. On le savait depuis quelques années atteint de la maladie d'Alzheimer, et totalement dépendant de son épouse. 



Ce que moins de gens savent, c'est qu'en plus d'atteindre l'immortalité télévisuelle, il a été un excellent acteur, notamment devant la caméra de son ami intime John Cassavetes. Lequel réalisera un épisode de Columbo pour la même raison qu'il faisait parfois l'acteur: pour boucler les budgets, toujours sur le fil, de ses long-métrages. N'ayant pas encore vu Husbands (boooooooouuuuh fait le public), je ne peux parler ici que de Une femme sous influence. À côté d'une Gena Rowlands simplement monumentale en épouse et mère de famille qui se désagrège douloureusement faute de se sentir à la hauteur de ce que sa famille, et la société, attendent d'elle, il est un mari tendre et désemparé qui n'aura d'autre choix que de se raccrocher à la normalité pour ne pas sombrer à son tour. Un film intense, inconfortable (qui montre en substance à quel point normalité et épanouissement personnel peuvent être étrangers l'un à l'autre, à quel point parfois, l'amour ne suffit pas à comprendre l'autre), puissant. Une excellente édition DVD de ce film existe chez Criterion (ouattelse?), le Dr Jack vous fait une ordonnance sans barguigner, ça ne peut pas vous faire de mal.


Peter Falk restera aussi pour moi le papy malicieux de Princess Bride, venu tenir compagnie à son petit-fils malade (et tête à claques!) en lui racontant une histoire en apparence terriblement convenue et mièvre et en réalité.... inconcevable (sic) de drôlerie.


samedi 21 mai 2011

Les proies (The beguiled), Don Siegel, 1971

Quelque part au cœur du Sud Confédéré sous la mousse espagnole qui pend partout des arbres, vers la fin de la Guerre de Sécession. Miss Martha (Geraldine Page), vieille fille issue de l'aristocratie Sudiste, mène d'une main ferme et rigoureuse un pensionnat de jeunes filles, assistée de la douce Edwina (Elizabeth Hartman). L'existence de l'école est tout entière suspendue à la protection toute relative procurée par les quelques patrouilles Confédérées qui résistent tant bien que mal à l'avancée des Nordistes. Encore que, dès lors que l'établissement n'est peuplé que de femmes, quel que soit le bord elles sont en danger, cernées comme elles le sont par des hommes qui, par temps de guerre, se permettent tout et surtout le pire...

 
Leur équilibre précaire va se trouver totalement bouleversé lorsque la plus jeune des élèves, Amy (Pamelyn Ferdin), va s'aventurer à l'extérieur et en ramener un soldat Yankee gravement blessé. Amy se prend d'une affection d'abord enfantine pour le caporal John McBurney (Clint Eastwood), qu'elle se propose de soigner à la manière de la tortue et du corbeau qu'elle a recueillis. Mais ce sentiment pur va se teinter d'une convoitise plus trouble tandis que la présence de cet homme (le premier qu'elles aient vu de près depuis longtemps, le seul alentour qui soit totalement à leur merci du fait de son état, qui le rend plus faibles qu'elles) déchaîne les passions et réveille les frustrations des femmes, jeunes et moins jeunes, emmurées vivantes en ce lieu. 



Les pulsions de Carol (Jo Ann Harris), la dévergondée locale, sont celles, plutôt simples, d'une adolescente frondeuse en pleine tempête hormonale, mais McBurney a tôt fait de flairer une aubaine qui s'étend bien au-delà de la jeune fille qui ne demande qu'à s'offrir à lui. Il comprend que ce gynécée improbable, qu'il est le seul à pénétrer (heu, sic), le met à l'abri du conflit qui fait rage au-dehors s'il trouve le moyen de se rendre indispensable à chacune. Il s'attache alors à fournir à chacune ce qui lui manque désespérément: à Carol le sexe sans façon (c'est peut-être là sa mission la plus facile), à Edwina l'illusion d'avoir trouvé un homme qui, enfin, la respecte, à Martha un substitut à son frère disparu, à Amy un confident. Il joue ainsi cyniquement sa partition avec chacune, les manipulant toutes sans vergogne, jusqu'à ce que, sa duplicité (triplicité? quadruplicité?) découverte, l'histoire tourne au cauchemar... 


Arrivée à ce point du film je m'interdis d'en dévoiler plus. Il me semble de toute manière que la description de la suite ne suffirait pas à rendre pleinement la brutalité du basculement dans l'horreur, une horreur d'autant plus glaçante qu'elle est administrée en douceur par Miss Martha, passée du statut de princesse fanée à celui de prêtresse folle dévouée à la permanence d'un monde qui s'écroule. Le film prend une qualité de plus en plus onirique pour nous montrer comment le conte, pour pervers qu'il soit, n'en déroule pas moins sa logique déviante avec une froide méthode. Les proies, les abusées du titre (français comme anglais), poussées à bout par une tromperie venue éclairer trop crûment leur étouffante vulnérabilité, sont finalement devenues bourreaux à leur tour.

dimanche 24 avril 2011

Sittin' on the dock of the bay, wastin' time: Caos calmo (Antonello Grimaldi, 2008)

Un jour d'été à la plage. Pietro Paladini (Nanni Moretti) et son frère Carlo (Alessandro Gassman) viennent en aide à deux baigneuses sur le point de se noyer. Personne dans l'entourage des deux rescapées ne vient les remercier, ce qui provoque l'irritation des deux frères. A leur retour chez Pietro, ils découvrent un attroupement de curieux et de véhicules de secours: la femme de Pietro est morte d'une mauvaise chute, sous les yeux de leur fille Claudia. 

Lors de la rentrée des classes suivante, Pietro promet à sa fille qu'il ne bougera désormais plus du square qui se trouve en face de l'école, jusqu'à ce que la petite fille soit sortie. Et de fait, toute l'existence de Pietro va s'organiser autour de ce square. Une partie des anciens protagonistes de sa vie vont converger là: les collègues de travail (Hippolyte Girardot, Denis Podalydès, Charles Berling), cadres supérieurs sous pression à cause du projet de fusion qui s'annonce dans l'entreprise, chacun tentant de l'utiliser comme pion à un niveau ou à un autre; sa belle-sœur Marta (Valeria Golino), actrice flippée et dépressive perpétuellement embarquée dans des histoires d'amour torturées, et qui tente de raviver leur ancienne flamme. 



Et puis des liens, ténus mais pourtant réels, vont se nouer timidement entre Pietro, le "veuf sur le banc" devenu célébrité locale, et les gens qui gravitent là: le jeune trisomique qui adore entendre se déclencher le verrouillage centralisé des voitures, la belle jeune femme au saint-bernard, le vieux monsieur qui l'invite à manger des pâtes chez lui. Pietro, obstinément, refuse le soutien empressé qu'on lui propose, balaye les craintes de ceux qui trouvent délétère sa soudaine mise en retrait. Son deuil il le vivra à sa manière, et personne ne lui dictera ni comment il doit souffrir, ni selon quel calendrier il est censé se rétablir. Doucement, il apprend une nouvelle manière de vivre, en se détournant de ce qui ne l'intéresse pas ou plus (la possibilité que sa défunte femme ait entretenu une liaison avec un auteur de livres pour enfants, les intrigues byzantines de ses collègues) pour mieux faire connaissance avec ce qu'il avait jusque-là négligé (être présent auprès de son enfant, avoir une aventure, se laisser aller à fumer un joint). Par petites touches, la boucle de son histoire se bouclera et il pourra envisager de reprendre son chemin....

Ce petit film est une excellente surprise: Moretti est excellent et la fillette qui joue Claudia est fabuleuse, la distribution est royale (une apparition de luxe, qui tient très littéralement le rôle de Deus ex machina, n'est d'ailleurs pas signalée au générique), le scénario slalome finement entre une émotion naturelle, pudique et sans pathos, et une douce fantaisie. Un petit temps suspendu de tendresse, pour prendre le temps de refaire surface, sans discours moralisateur ni compassion obligatoire.

samedi 12 mars 2011

Le narcisse noir (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1947): nonnes + hormones = hors-normes

Les films du duo anglo-hongrois Powell & Pressburger revêtent pour moi une importance particulière, à la fois joyaux du cinéma usant à point nommé de l'ensemble des artifices mis à leur disposition et petits bijoux artisanaux témoignant du talent unique d'une équipe de doux dingues perfectionnistes, réunie à un certain point de l'histoire. Le narcisse noir est le premier de leurs films que j'aie pu voir, tout simplement parce qu'il était le seul, il y a 6 ans, à avoir bénéficié d'une édition DVD techniquement potable et accessible aux habitants de la zone 2*. 

J'ai été clouée sur place par ce film, je ne parvenais tout simplement pas à croire qu'il puisse être si moderne (si éternel dans son propos, en fait, si peu daté dans sa mise en images) en ayant été tourné dans un coin de jardin anglais et en studio en 1947! Je l'ai revu à de nombreuses reprises depuis, dans des conditions de visionnage toujours améliorées, passant de la première édition Criterion de 2001 sur l'écran 14" de mon iBook au récent Blu-Ray de la même maison sur un écran LCD 42"... We've come a long way baby! Et je suis toujours aussi scotchée à chaque fois.

Comment est-ce possible? J'aurais du mal à vous le dire (et pourtant je vais m'y essayer, sinon à quoi bon rédiger ce billet?).


Calcutta, Ordre des Servantes de Marie. L'orgueilleuse Sœur Clodagh (Deborah Kerr) apprend qu'elle doit, avec quelques religieuses, réinvestir le palais de Mopu, niché dans l'Himalaya, qui leur est offert par le général Toda Rai (Esmond Knight) et y fonder le couvent de Sainte Foi. Tout, dès l'abord, s'oppose à la réalisation de cette noble et très spirituelle entreprise. Le cynisme de Mr Dean (David Farrar, tout en poils et en virilité exacerbée), émissaire anglais du général, qui dissipe sans ménagement les illusions qu'entretiennent les sœurs sur les mœurs locales, et les met au fait d'une culture à laquelle leur pragmatisme se heurte en permanence. La sensualité de la jeune Kanchi (Jean Simmons, 17 ans, qui vient juste d'incarner la pure Ophélia chez Laurence Olivier) que Dean leur demande de remettre dans le droit chemin (disons, dans un chemin où elle ne se jetterai pas à la tête des hommes à tout propos), et qui va bientôt entrer en collision avec la superficialité irrépressible du jeune prince héritier Dilip Rai (Sabu), également venu au couvent pour parfaire son éducation "à l'Occidentale". Et le vent, le vent qui s'engouffre en permanence dans les moindres recoins du palais, et qui agite aussi bien les draperies laissées par les concubines d'autrefois que les souvenirs de l'ancienne vie des religieuses avant qu'elles ne joignent l'Ordre...
Tout en ce lieu est étrange et nécessite des explications, un guide, rien ne peut être vraiment appréhendé par la raison. Plus dangereux pour les religieuses, dont la mission est, par définition, de plier les locaux aux règles qu'elles-mêmes suivent: tout (leur) résiste, depuis la croissance de la végétation aux vestiges du passé de "maison des femmes" de Mopu, depuis les superstitions des villageois jusqu'à la présence d'un vieil ermite sur leurs terres. Elles sont aussi impuissantes à juguler la vitalité de Kanchi qu'elles le sont à contenir les grossièretés alcoolisées de Dean.... ou à museler les aspirations de leurs propres cœurs et corps. Car voilà que soudain ce qui était enfermé sous ces robes pâles se réveille devant ces paysages immuables, au contact de cet air trop pur qui fait que "tout semble exagéré". Qui parmi les sœurs va céder, qui va rester fidèle à ses vœux?

Qu'on ne s'y trompe pas: nous avons beau ne pas être plongés dans une jungle sauvage ou un désert mortel, il ne s'agit pas moins d'un milieu infiniment hostile à l'échelle de cette poignée de femmes pétries de certitudes. Elles portent en elle leur propre immuabilité, celle de leur foi religieuse et des coutumes qui l'habillent, et elles sont si mal préparées à l'existence d'une autre (et plus profonde) forme d'immanence qu'elles ne peuvent que se fracasser, psychologiquement ou physiquement, contre ces montagnes. Elles en sont réduites à rendre les armes, à admettre que ce qu'elles ont appris, ce vernis de civilisation qu'elles ont appliqué, tel un baume magique, sur leurs blessures intimes, peut être balayé en un instant par un désir, une pulsion. Parce qu'en dépit de tout ce qu'elles ont essayé d'oublier, elles sont restées des femmes, parce que même réfugiées dans leur forteresse de foi elles sont pétries de doutes, même à des milliers de mètres d'altitude elles sont toujours ancrées sur une terre.

Ce combat éternel entre le monde de l'esprit et celui des sens est restitué dans toute la gloire du Technicolor naissant par le maître Jack Cardiff, dans des décors d'Alfred Junge qui, pour être constitués en partie de peintures et de maquettes, n'en sont pas moins d'une beauté éblouissante. Alors oui, sur BR, on distingue plus facilement la démarcation entre le matte-painting et l'image filmée, on s'aperçoit que la végétation n'est pas vraiment celle des hauts plateaux de l'Himalaya. Mais sincèrement, on s'en tape d'importance. L'atmosphère nous enivre comme elle enivre les nonnes, nous sommes comme elles hypnotisés par les couleurs et les éclairages chatoyants, comme le leur notre sang pulse au rythme des tambours (subtilement orchestré par Brian Easdale). 

Pour moi il y a peu de films qui méritent le nom de "chef-d'œuvre" autant que celui-ci.




*NB: Heureusement, depuis, Bertrand Tavernier et l'Institut Lumière d'une part, et l'éditeur Criterion d'autre part, ont largement œuvré pour restaurer et éditer, en DVD puis maintenant en Blu-Ray, la plus grande part des films des P&P. Reste toutefois à faire de même pour (notamment) The edge of the world (réalisé par Powell seul) ou Une question de vie et de mort et La renarde (Gone to Earth), à ma connaissance uniquement disponibles dans des éditions plutôt... très perfectibles. Et pendant qu'on y est, on pourrait aussi rajeunir ce vieux galopin de Colonel Blimp et le transférer sur BR, siouplaît merci, j'en rêve!


mercredi 9 mars 2011

Journée de la femme (ou du cheval): Le banni (The outlaw), Howard Hughes, 1943

Voir ce film-là précisément lors de la Journée Internationale de la Femme, ça ne manque pas de sel, et j'en ai pouffé plus d'une fois au cours de ces très longues deux heures....



Qu'on en juge: 

Un film monté de toutes pièces pour exposer le cleavage vertigineux (quoique maintenu en place et dans les limites de la décence par des raccords de tissu aux épaules: jamais de fait on ne la voit aussi débraillée que sur les photos promotionnelles du film) de la toute jeune débutante qu'est alors Jane Russell (disparue tout récemment). En permanence on flirte avec les situations "limites" du point de vue du code Hays (corps-à-corps homme/femme dans une grange mais masquée par l'ombre des bottes de paille, la pure jouvencelle Russell se glisse dans le lit d'un blessé pour le réchauffer mais on la quitte alors qu'elle ôte ses chaussures) cependant on n'attrapera au vol qu'un chouilla de sillon mammaire lorsqu'elle se penche. On se demanderait presque pourquoi ce film a fait un tel scandale (si ce n'était pour le génie du marketing sulfureux de Hughes).

Un film qui tourne pour l'essentiel autour d'une querelle autour.... d'un cheval volé (que l'un des protagonistes préfère, un temps, à Jane Russell... voilà pour l'aspect "Journée de la Femme"). Je n'ai pas chronométré avec précision, mais je pense qu'environ les deux tiers du film (qui est très, très long, l'ai-je déjà mentionné?) sont occupés par cette querelle essentielle et captivante. Dear, dear.

Un film accompagné, que dis-je? nappé, tel le gâteau déjà sucré par le glaçage superfétatoire, par des effets sonores dignes d'un cartoon (la trompette à sourdine y est sur-employée) et une musique qui réussit le double exploit d'être i) continuelle (je n'ai gardé le souvenir d'aucun véritable silence) et ii) utilisée en dépit du bon sens élémentaire de l'action (musique "suspens" lors d'une scène intimiste, mélodie guillerette voire comique lors d'une scène de tension dramatique). J'ai plus d'une fois maudit la version originale non sous-titrée qui nous empêchait de suivre le film sans le son, je ne savais plus quoi faire pour échapper à ce gloubi-boulga sonore.

Un film dont le scénario met cul par-dessus tête la légende des hors-la-loi de l'Ouest. Pat Garrett jaloux (au sens quasiment amoureux du terme...) de la relation privilégiée entre Doc Holliday et l'éphèbe Billy The Kid, vraiment, vous êtes sûrs??? Hawks (l'autre H.H., qui d'ailleurs devait initialement piloter cette chose avant que le boss Hughes ne reprenne, heu, le manche) au moins, lorsqu'il mettait en scène amitiés et rivalités masculines, le faisait avec bien davantage de subtilité (sans parler du rythme, des dialogues... oui je sais, je me fais du mal avec cette comparaison).

Un film dont tous les interprètes semblent cruellement déphasés, comme anxieux de remplir leur contrat sans s'attirer les foudres de leur patron qui, pas de bol, est aussi le mec derrière la caméra. Tout le monde semble marcher sur des œufs (raison pour laquelle le compositeur a composé au kilomètre, le monteur n'a quasiment rien coupé sur ces deux heures, le scénariste n'a jamais pu lâcher le "Howard, enfin, c'est ridicule!" qui le démangeait sans nul doute? Bon sang, être une petite souris sur ce tournage!...). Walter Huston et Thomas Mitchell, quoiqu'excellents acteurs au naturel, sont en roue libre, tendance rictus mécanique, la Russell débute donc se laisse ballotter (et ses atouts de comédienne avec elle) par une histoire inepte. 
Le summum du n'importe quoi est sans doute atteint, dépassé dans un "bang" retentissant par le non moins débutant Jack Buetel dans le rôle du Kid. Plus inexpressif, plus a-charismatique (n'existe pas, m'en fous), tu meurs avec tes éperons aux pieds. La scène durant laquelle, plutôt que de dégainer face à son nouvel ami Doc (sous-texte homo?), il se laisse transpercer les lobes d'oreilles sous ses balles (sous-texte homo!), le tout sans même battre un de ses longs cils, est purement risible. Je pense que même les ZAZ de la grande époque se seraient dit "Non là tout de même, c'est trop gros". Sans grande surprise devant un tel potentiel, une consultation de l'IMDb nous apprend que Buetel fit une carrière relativement brève (moins de 20 ans), limitée pour l'essentiel au Western et comptant 6 films pour autant de séries TV. Ouf.

Si on résume, une grande rigolade devant un film passé à la postérité pour des raisons qui n'ont pas grand-chose à voir avec sa qualité cinématographique brute, mais plutôt avec ce qu'aujourd'hui on nommerait le buzz.

mardi 8 mars 2011

The yards (James Gray, 1999): Part d'ombre

New-York, quartier du Queens. La famille de Leo Handler (Mark Wahlberg) donne une petite fête pour sa sortie de prison. Leo voudrait être capable de prendre soin de sa mère, Val (Ellen Burstyn), qui en plus de lutter contre une situation financière toujours précaire fait maintenant face à des problèmes cardiaques. Il voudrait aussi que sa cousine Erica (Charlize Theron), dont il a toujours été très proche, le regarde comme elle regarde Willie, le beau gosse flambeur qu'elle s'apprête à épouser et qui travaille pour le nouveau beau-père d'Erica, Frank (James Caan). Ce dernier est le patron influent et roublard d'une de ces entreprises qui se battent pour obtenir l'un des très convoités contrats de construction et d'entretien du métro new-yorkais, et c'est peu dire que ses méthodes vont très au-delà de l'invitation à déjeûner pour fluidifier les rapports sociaux... Leo se retrouve très vite entraîné dans les magouilles de Frank et accusé de meurtre à cause de la lâcheté de Willie (c'était déjà pour le couvrir que Leo avait fini en prison), recherché par l'un comme par l'autre pour préserver une famille (en apparences), mais surtout un système qui les nourrit et qui menace de s'effondrer si Leo parle.

Je n'avais jusque-là pas été très sensible à l'univers de James Gray, tout en lui reconnaissant un vrai talent d'auteur pour le choix de sujets, les thématiques tournant autour des grandes et petites tragédies familiales, le poids des origines, les tentatives de ses personnages pour faire prévaloir leurs choix personnels sur un certain déterminisme social.... mais aussi un vrai œil de cinéaste dans la composition des plans, une mise en scène faisant la part belle à des numéros d'acteurs telluriques et à une photographie épousant les zones d'ombre. J'ai vu Little Odessa, j'ai vu La nuit nous appartient, c'est parfaitement bien fait mais ça ne m'a pas remuée plus que cela.

Et puis là, boum, The yards: on ne joue plus. Dramaturgie tout aussi classique (je rappelle à tout hasard que "classique" n'est pas davantage un défaut que "original" ou "nouveau" ne sont des qualités), lumières glauques (dans tous les sens du terme, quoique le transfert DVD tout baveux de BAC Films gâche le plaisir esthétique), histoire tout aussi prédestinée que dans les autres films de Gray. On peut sentir dès les premières minutes que Leo ne réussira pas à se réinsérer sans faire de vagues, qu'il n'aura jamais sa cousine non plus. D'ailleurs ce second rêve est tout aussi tabou, du fait du risque de consanguinité, que l'est le premier, du fait de son statut d'ex-taulard d'une part et d'autre part de la corruption profonde du milieu qu'il pénètre, de sa famille telle qu'il la retrouve. 
Que ces évolutions du scénario soient prévisibles n'enlève rien aux puissantes émotions que dégage le film, les interprètes (le mutisme douloureux de Wahlberg, décidément excellent dans le registre minimaliste; la viscosité du personnage de Phoenix; Charlize Theron en innocente cernée par le mal). La corruption est une malédiction ancestrale, une tache qui gagne le cœur de tous, et même les tentatives de Leo pour faire éclater le scandale et sauver les siens ne font qu'alimenter un autre chantage, d'autres tractations obscures. Si peu que Leo y ait touché, sa vie en est changée à jamais et les dommages sont irréparables.


lundi 28 février 2011

Arrivederci Nadia, hoorray for Bertie!

Annie Girardot, la tragique Nadia de Rocco et ses frères, vient de mourir. Souvenons-nous d'elle jeune et splendide, avant que les amours torturées, l'alcool et Alzheimer ne viennent l'abîmer.


Et dans un tout autre genre, Colin Firth, acteur que j'adore pour, ben, tout, de sa brittanitittitude (oui bon ben, c'est comme ça, zou) malicieuse à sa sensibilité extrême (par exemple ici) et bon aussi, son sourire et ses fossettes, je ne le nierai pas, qui décroche enfin l'Oscar du meilleur acteur (pour Le discours d'un roi, où il incarne le roi bègue George VI, surnommé affectueusement "Bertie", voilà l'explication du titre de ce billet).



dimanche 23 janvier 2011

Le cœur est un tueur solitaire: The American (Anton Corbijn, 2010)

Jack (George Clooney) est un homme seul par nécessité professionnelle: spécialiste de la fourniture d'armes fabriquées sur-mesure (et de ses mains) pour satisfaire aux besoins de tueurs à gages, il est aussi une cible de choix et, à ce titre, l'approcher peut être mortel. Lorsque nous le découvrons, on vient de tenter de le tuer dans le petit village suédois où il se cachait et (sans preuve) il a abattu sa compagne du moment pour couvrir ses traces. 

Le revoici, en planque dans une bourgade des Abruzzes. Seul, et en alerte permanente - sa paranoïa affleure en permanence: l'entraînement physique qu'il s'inflige, le fait qu'il ne dorme que par à-coups, et encore, une arme à portée de main. Il accepte de son commanditaire, Pavel (Johan Leysen), un ultime contrat avant de se retirer des affaires (que cette volonté soit née de l'impression qu'il n'est plus assez affûté, ou de celle qu'il est trop usé par l'ascèse extrême à laquelle sa vie le contraint, ou les deux...). Il doit confectionner une arme pour Mathilde (Thekla Reuten, blonde hitchcockienne en diable... enfin, quand elle est blonde), et c'est fini, croit-il. 

Pour passer le temps entre deux ajustements minutieux de silencieux, il converse avec un prêtre compatissant (Paolo Bonacelli) qui sent que Jack est en souffrance et voudrait le soulager (ces séquences, amères, lasses et résignées, ne sont pas sans rappeler la scène de confession de Michael Corleone auprès du futur Jean-Paul Iᵉʳ dans Le Parrain III). Mais surtout, en dépit des injonctions de Pavel qui lui a rappelé, après le fiasco suédois, les dangers de toute relation qu'il pourrait nouer, Jack se laisse émouvoir par une prostituée, Clara (la très belle Violante Placido), qu'au début il visite comme une mesure d'hygiène physique et mentale, pour assouvir ses besoins en sexe et en contact humain. En fait, plutôt que par Clara elle-même, il semble se laisser émouvoir par la perspective d'une relation qui ne serait pas ombrée de menace (on sent notamment ce désir presque timide et gauche dans la scène du rendez-vous au restaurant). Se souvient-il d'une semblable liaison, dans le passé, qu'il aurait dû interrompre à cause de son métier et dont il serait à jamais resté nostalgique? Répète-t-il avec Clara une pantomime destinée à recréer un souvenir mort, à le nourrir d'une illusion d'avenir à laquelle il ne croit qu'à moitié? Peut-il vraiment laisser derrière lui son passé, et croire qu'on le laissera s'en extirper?



Voilà un film surprenant, dans le meilleur sens du terme. On s'attend (affiche oblige, bande-annonce oblige) à un énième thriller nous narrant les exploits d'un homme seul (et bodybuildé) contre tous, maxillaire crispé contre arsenal militaire dernier cri, le tout restitué dans un montage de plans de 3 millisecondes chacun. 

Sauf que rien de tout cela: ce qui frappe en premier lieu, c'est qu'Anton Corbijn sait (foutrement bien) tenir une caméra, jouer des éclairages, créer des ambiances rien que par le choix cadrage, la respiration des plans (qui se font volontiers longs et songeurs). La minéralité du village de Monte Corvo se retrouve sur le visage (aride, mélancolique) de Clooney, les mêmes lambeaux de brumes froides et bleutées enveloppent l'un et l'autre, entrecoupées de pénombres plus chaudes (les visites au bordel) mais pas forcément plus sûres (les ruelles dans lesquelles d'autres tueurs sont aux aguets). 


Toutes proportions gardées, la manière qu'a Corbijn de filmer la lutte solitaire (et perdue d'avance, je ne pense pas spoiler démesurément l'intrigue en l'écrivant) de Jack rappelle le regard de Michael Mann sur Neil McCauley (De Niro) dans Heat, la ville étant remplacée ici par un décor rural minimaliste, et les berges ensoleillées d'une rivière figurant le même départ vers une nouvelle vie que l'aéroport de Los Angeles dans le film de Mann. La grande différence entre les deux films se joue autour de l'absence d'ennemi unique dans The American: les adversaires sont multiples, identifiés sommairement voire pas du tout, il n'existe pas d'incarnation de l'adversité aussi nette et polarisée qu'avec le personnage de Vincent Hanna. En conséquence, une plus large part est accordée à l'intériorité de Jack, à ses silences, aux signes (réels, fantasmés? est-il simplement observateur car traqué, ou a-t-il versé dans la psychose?) qu'il décèle ou croit déceler dans son environnement, qui tient donc plus du paysage mental et émotionnel. Ainsi les motifs (le café qu'il boit est allongé "à l'américaine", la chanson Tu vuò fa l'americano qui passe à la radio) qui lui signifient en permanence qu'il détonne, qu'il est un corps étranger en instance de rejet... Jack sait ce qu'il a fait, sait que ses actes ont des conséquences et (malgré ses tentatives) qu'il n'en réchappera pas... que sa perte viendra de lui-même.

J'ai parlé de l'excellente mise en scène, je dois aussi tirer mon chapeau à Clooney. Dans ce film il prouve définitivement qu'il est capable de tout autre chose que de mimiques carygrantesques et de grands sourires charmeur. Il est, dans la composition de son personnage, précis et crédible, et terriblement émouvant sans jamais galvauder son talent.