Je vous dis: années 40, film en noir et blanc, atmosphère surnaturelle, Gene Tierney et Vincent Price.
Vous me répondez Laura d'Otto Preminger. Normal.
Et je vous rétorque que vous n'avez pas lu le titre de ce billet, et que vous avez naturellement perdu. Je m'apprête à vous parler (un peu, je n'ai pas prétention à faire plus pertinent ou plus complet que les suppléments accompagnant le film dans le coffret copieux sorti chez Carlotta) du Château du dragon, film que je viens juste de revoir avec beaucoup de plaisir.
Miranda Wells (Gene Tierney) est une jeune Bovary du Connecticut de la fin du 18e siècle: fille de fermier ronchon et terriblement pieux, elle a des étoiles plein les yeux dès qu'arrive une lettre d'invitation, provenant de son lointain cousin l'aristocratique Nicholas Van Ryn (Vincent Price). Celui-ci est marié à une laideronne qui goinfre des pâtisseries improbables à longueur de journée et qui, pour ne rien arranger, ne lui a donné qu'une fille. La mocheté décède dans des conditions bizarres et hop, le tout juste veuf se déclare auprès de sa cousine "mais nous ne sommes pas réellement parents" (voilà qui est fort commode tout à coup). Qui, trop heureuse de la vie de château raffinée qui s'offre à elle, accepte quasiment avant qu'il n'ait fini sa phrase. Mais évidemment ils ne vivront pas heureux et n'auront pas beaucoup d'enfants - ils en ont un, le garçon tant désiré, quasiment mort-né, et Van Ryn sombre dans la folie aussitôt.
Cette histoire ressemble beaucoup à celle de Rebecca, vous l'aurez compris. Et encore, un Rebecca qui ne bénéficierait pas d'un point de départ aussi rigoureusement posé: Gene Tierney, 26 ans à l'époque, en fille de fermier virginale, tout de même, c'est un peu beaucoup. Ceci dit on suit avec beaucoup d'intérêt l'opposition entre les riches "patrons", descendants de propriétaires terriens hollandais, et les fermiers libres (ou en voie de le devenir), la peinture de cette société terriblement sclérosée (la scène de bal, les jeunes aristocrates qui s'obstinent à donner du "miss Van Wells" à Miranda qui les corrige avec un agacement croissant "non, juste miss Wells"). C'est sans aucun doute une période de l'histoire des Amériques qui est peu connue, tant et si bien qu'aujourd'hui on peut avoir l'impression que les américains connaissaient l'égalité des droits et la libre-entreprise dès les origines (peuh, comme si nous français étions depuis toujours la nation des Droits de l'Homme).
Mais celui qui emporte le morceau, c'est indéniablement Vincent Price. Il est parfait en noble furieusement "fin de race" (ce qui n'est pas une périphrase, faute de descendance mâle sa lignée est effectivement sur le point de s'éteindre), obnubilé par ses privilèges et contre la perte desquels il se cabre de tout son être jusqu'à refuser le cours inévitable de l'histoire (et à se réfugier dans la drogue, ultime décadence). Mais à force d'être hanté par la perspective de la dégénérescence, il en précipite la venue. Avec des détails, commentaires ou traits de caractère qui frisent les grandes heures des thèses sur la pureté de la race (son commentaire à propos d'une servante boîteuse, incarnée par la jeune Jessica Tandy: "ce qui est difforme me révulse"; le fait d'épouser sa propre cousine quand bien même le lien de sang est lointain). La rumeur d'une malédiction familiale plane au-dessus de Dragonwyck, "désincarnée" par le fantôme chanteur d'une aïeule qui n'est perçu que par les personnes du sang des Van Ryn, mais qui a plus foncièrement à voir avec un hiératisme en total décalage avec le temps, et une pathétique inaptitude à s'adapter aux changements. Ajoutez une demeure angoissante au possible, des éclairages qui font saillir angles et recoins façon gothique, un refuge en haut d'une tour... Le grand Vincent donne là toute sa mesure.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire