Etat de New York, 1841. Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor), un homme Noir né libre, respecté et intégré dans une société d'apparence progressiste, est enlevé et acheminé vers les Etats du Sud pour y être vendu comme esclave. Il restera captif pendant douze ans, comme l'indique le titre, et racontera son histoire dans un livre.
J'ai beau avoir un a priori favorable quant aux films de Steve McQueen (pour avoir été très impressionnée par la puissance de ses deux œuvres précédentes, Hunger et Shame), je n'étais pas de prime abord follement emballée par sa nouvelle entreprise. Récit autobiographique, aspect "monument de l'Histoire américaine", couplet pour la tolérance et contre le racisme de la part d'un cinéaste lui-même Noir, positionnement comme l'un des favoris des derniers Oscars.... On peut dire que les planètes s'alignent pour couronner l'élu du moment, ou on peut trouver que tout cela, c'est un petit peu "trop". Je fais très clairement partie de la seconde catégorie dès lors que les trompettes de la renommée sont un peu trop vite embouchées par trop de monde à la fois.
Fidèle à ma ligne de conduite habituelle en pareil cas, je ne suis allée voir 12 years a slave que très tard, le temps pour la rumeur de se calmer un peu et de me laisser apprécier ce film pour ce qu'il est, et non pour ce qu'on en dit ou pour ce qu'on me demande d'en penser. Je pense avoir bien fait, car je ne crois pas qu'autrement j'aurais pu saisir aussi clairement les intentions du réalisateur.
Steve McQueen nous propose une immersion impressionnante dans le quotidien d'un esclave dans l'Amérique d'avant la Guerre de Sécession, nous offre de sentir et de voir avec son héros (car nous n'en savons jamais plus que Solomon Northup et nous sommes ballotés avec lui au gré de ses mésaventures) ce qu'a pu être, ce qu'a sans doute été la réalité sensorielle de cette condition. Le ravalement au rang d'objet, de simple possession matérielle signalant la richesse de l'un ou remboursant la dette de l'autre, d'animal de trait dont la seule finalité est d'accomplir la tâche qu'on lui a assignée. La négation du libre-arbitre, de la dignité et des sentiments les plus élémentaires. La nécessité vitale pour l'esclave de dissimuler qu'il est doté d'intelligence et de savoirs, de peur qu'il ne soit perçu comme une menace par des maîtres abrutis par la cupidité ou aveuglés par le fanatisme. L'impossibilité de faire confiance à qui que ce soit, car toute personne dépositaire de ses secrets peut les utiliser comme monnaie d'échange.
Graduellement nous voyons comment un être humain qui s'est toujours vécu comme civilisé et éduqué est dépouillé de ses espoirs jusqu'aux plus infimes, comment il en vient, à force d'humiliations, à régresser jusqu'à n'être plus qu'un animal tout entier tendu vers sa propre survie. Car le film puise une grande partie de sa force dans cet avant/après ravageur: Solomon n'est pas né esclave, il l'est devenu, et le sentiment de ce qu'il a perdu (et qu'il pense avoir perdu pour toujours) rend sa condition d'autant plus cruelle et son regard sur ce qui lui arrive d'autant plus douloureux, car imprégné de l'incrédulité de celui qui vit un cauchemar éveillé, sans rapport avec la réalité qu'il a toujours connue. C'est cette déchéance, aussi, qui nous permet de nous identifier à Solomon, et qui nous transmet ce qui est à mon sens le message sous-jacent de ce film: les libertés et les droits que nous pensons ne jamais pouvoir être remis en question peuvent nous être dérobés du jour au lendemain si nous n'y prenons garde. Il faut prendre conscience des puissants intérêts aux visées réactionnaires qui œuvrent pour les abolir et les combattre par nos actions quotidiennes.
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