Les films du duo anglo-hongrois Powell & Pressburger revêtent pour moi une importance particulière, à la fois joyaux du cinéma usant à point nommé de l'ensemble des artifices mis à leur disposition et petits bijoux artisanaux témoignant du talent unique d'une équipe de doux dingues perfectionnistes, réunie à un certain point de l'histoire. Le narcisse noir est le premier de leurs films que j'aie pu voir, tout simplement parce qu'il était le seul, il y a 6 ans, à avoir bénéficié d'une édition DVD techniquement potable et accessible aux habitants de la zone 2*.
J'ai été clouée sur place par ce film, je ne parvenais tout simplement pas à croire qu'il puisse être si moderne (si éternel dans son propos, en fait, si peu daté dans sa mise en images) en ayant été tourné dans un coin de jardin anglais et en studio en 1947! Je l'ai revu à de nombreuses reprises depuis, dans des conditions de visionnage toujours améliorées, passant de la première édition Criterion de 2001 sur l'écran 14" de mon iBook au récent Blu-Ray de la même maison sur un écran LCD 42"... We've come a long way baby! Et je suis toujours aussi scotchée à chaque fois.
Comment est-ce possible? J'aurais du mal à vous le dire (et pourtant je vais m'y essayer, sinon à quoi bon rédiger ce billet?).
Calcutta, Ordre des Servantes de Marie. L'orgueilleuse Sœur Clodagh (Deborah Kerr) apprend qu'elle doit, avec quelques religieuses, réinvestir le palais de Mopu, niché dans l'Himalaya, qui leur est offert par le général Toda Rai (Esmond Knight) et y fonder le couvent de Sainte Foi. Tout, dès l'abord, s'oppose à la réalisation de cette noble et très spirituelle entreprise. Le cynisme de Mr Dean (David Farrar, tout en poils et en virilité exacerbée), émissaire anglais du général, qui dissipe sans ménagement les illusions qu'entretiennent les sœurs sur les mœurs locales, et les met au fait d'une culture à laquelle leur pragmatisme se heurte en permanence. La sensualité de la jeune Kanchi (Jean Simmons, 17 ans, qui vient juste d'incarner la pure Ophélia chez Laurence Olivier) que Dean leur demande de remettre dans le droit chemin (disons, dans un chemin où elle ne se jetterai pas à la tête des hommes à tout propos), et qui va bientôt entrer en collision avec la superficialité irrépressible du jeune prince héritier Dilip Rai (Sabu), également venu au couvent pour parfaire son éducation "à l'Occidentale". Et le vent, le vent qui s'engouffre en permanence dans les moindres recoins du palais, et qui agite aussi bien les draperies laissées par les concubines d'autrefois que les souvenirs de l'ancienne vie des religieuses avant qu'elles ne joignent l'Ordre...
Tout en ce lieu est étrange et nécessite des explications, un guide, rien ne peut être vraiment appréhendé par la raison. Plus dangereux pour les religieuses, dont la mission est, par définition, de plier les locaux aux règles qu'elles-mêmes suivent: tout (leur) résiste, depuis la croissance de la végétation aux vestiges du passé de "maison des femmes" de Mopu, depuis les superstitions des villageois jusqu'à la présence d'un vieil ermite sur leurs terres. Elles sont aussi impuissantes à juguler la vitalité de Kanchi qu'elles le sont à contenir les grossièretés alcoolisées de Dean.... ou à museler les aspirations de leurs propres cœurs et corps. Car voilà que soudain ce qui était enfermé sous ces robes pâles se réveille devant ces paysages immuables, au contact de cet air trop pur qui fait que "tout semble exagéré". Qui parmi les sœurs va céder, qui va rester fidèle à ses vœux?
Qu'on ne s'y trompe pas: nous avons beau ne pas être plongés dans une jungle sauvage ou un désert mortel, il ne s'agit pas moins d'un milieu infiniment hostile à l'échelle de cette poignée de femmes pétries de certitudes. Elles portent en elle leur propre immuabilité, celle de leur foi religieuse et des coutumes qui l'habillent, et elles sont si mal préparées à l'existence d'une autre (et plus profonde) forme d'immanence qu'elles ne peuvent que se fracasser, psychologiquement ou physiquement, contre ces montagnes. Elles en sont réduites à rendre les armes, à admettre que ce qu'elles ont appris, ce vernis de civilisation qu'elles ont appliqué, tel un baume magique, sur leurs blessures intimes, peut être balayé en un instant par un désir, une pulsion. Parce qu'en dépit de tout ce qu'elles ont essayé d'oublier, elles sont restées des femmes, parce que même réfugiées dans leur forteresse de foi elles sont pétries de doutes, même à des milliers de mètres d'altitude elles sont toujours ancrées sur une terre.
Ce combat éternel entre le monde de l'esprit et celui des sens est restitué dans toute la gloire du Technicolor naissant par le maître Jack Cardiff, dans des décors d'Alfred Junge qui, pour être constitués en partie de peintures et de maquettes, n'en sont pas moins d'une beauté éblouissante. Alors oui, sur BR, on distingue plus facilement la démarcation entre le matte-painting et l'image filmée, on s'aperçoit que la végétation n'est pas vraiment celle des hauts plateaux de l'Himalaya. Mais sincèrement, on s'en tape d'importance. L'atmosphère nous enivre comme elle enivre les nonnes, nous sommes comme elles hypnotisés par les couleurs et les éclairages chatoyants, comme le leur notre sang pulse au rythme des tambours (subtilement orchestré par Brian Easdale).
Pour moi il y a peu de films qui méritent le nom de "chef-d'œuvre" autant que celui-ci.
*NB: Heureusement, depuis, Bertrand Tavernier et l'Institut Lumière d'une part, et l'éditeur Criterion d'autre part, ont largement œuvré pour restaurer et éditer, en DVD puis maintenant en Blu-Ray, la plus grande part des films des P&P. Reste toutefois à faire de même pour (notamment) The edge of the world (réalisé par Powell seul) ou Une question de vie et de mort et La renarde (Gone to Earth), à ma connaissance uniquement disponibles dans des éditions plutôt... très perfectibles. Et pendant qu'on y est, on pourrait aussi rajeunir ce vieux galopin de Colonel Blimp et le transférer sur BR, siouplaît merci, j'en rêve!
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