samedi 11 mai 2013

When you're only wet because of the rain: 2046 (Wong Kar-wai, 2004)

Je ne sais pas si je suis capable de parler de 2046, de restituer par des mots ne serait-ce qu'une partie de la sophistication extrême de la forme, de la délicatesse déchirante des sentiments évoqués, de la subtilité des motifs renvoyant aux autres films du réalisateur. C'est ma croix de blogueuse, je dois essayer... Mais n'attendez de moi ni chronologie rigoureuse, ni même phrases construites - juste quelques fragments d'histoire au fil de l'eau.

Plusieurs réveillons de Noël dans la vie de Chow Mo-wan (Tony Leung), écrivain désargenté vivant presque autant de sa séduction que de sa plume entre Hong Kong et Singapour à la fin des années 60. 



Ses retrouvailles avec Lulu, alias Mimi (Carina Lau), entraîneuse de dancing sombrant lentement dans l'alcool, l'oubli et les amants jeunes et jaloux à la suite d'une histoire d'amour malheureuse.

Sa liaison, débutée sous le signe de la légèreté, avec la somptueuse Bai Ling (Zhang Ziyi), femme entretenue de profession qu'il tient à distance en insistant pour payer leurs ébats alors qu'elle s'éprend peu à peu de lui. 

Sa complicité avec la fille aînée du patron de l'hôtel où il loge (Faye Wong), amoureuse irrésolue d'un Japonais que son père rejette et qu'elle ne se décide pas à rejoindre.



Bouclant la boucle autour de ces amours déphasées, le double souvenir de deux femmes nommées Su Li-zhen: l'écho pâli de la femme mariée (Maggie Cheung) aimée autrefois, et la trace brûlante de la joueuse de cartes gantée de noir et prisonnière de son passé (Gong Li) qui l'aida à se délivrer de ses dettes.

Couche narrative supplémentaire avec le roman de science-fiction que Chow tente d'écrire entre deux feuilletons de sabre purement alimentaires. Chacun des personnages rencontrés possède son avatar dans ce livre où un train aux hôtesses androïdes voyage sans fin à destination d'un pays mythique où l'on peut retrouver ses souvenirs perdus et où rien ne change jamais - mais dont on ne peut s'échapper qu'au prix de cruelles blessures.


Le chiffre 2046 et ses multiples significations. La chambre 2046  est celle où Mimi/Lulu est assassinée. Chow l'occupe ensuite car ce chiffre lui rappelle la chambre où il vivait lorsqu'il connut l'ancienne Su Li-Zhen. Le roman qu'il entreprend d'écrire, et le pays imaginaire qu'il décrit, s'appellent 2046. Et 2046 est aussi l'année marquant la fin de la période de 50 ans consécutives à la rétrocession de Hong Kong à la Chine, et pendant laquelle celle-ci s'est engagée à ne rien changer au statut particulier de l'ancienne colonie britannique.



Enfin, en filigrane, pour les amoureux des films de Wong Kar-wai, les références à ses films précédents et aux membres de sa "famille" d'acteurs passés ou présents. Le jeune homme aimé de Mimi était "comme un oiseau sans pattes, incapable de se poser" - ainsi était décrit le personnage joué par Leslie Cheung dans Nos années sauvages, film dont proviennent les noms de plusieurs des protagonistes de 2046. L'ensemble du film est d'ailleurs un hommage à cet acteur trop tôt disparu, qui se suicida en 2003 en se jetant du haut du Mandarin Oriental, nom très proche de celui de l'Oriental Hotel au centre de l'histoire. Un plan de Chow endormi contre Bai Ling à l'arrière d'un taxi renvoie à In the mood for love (dont 2046 est la vraie/fausse suite). Mais plus encore il y a quelques plans fantômatiques de Maggie Cheung (seuls vestiges de sa participation puisqu'elle se brouilla avec le réalisateur au cours de ce tournage à rebondissements) qui reprend le rôle de la femme au bord de l'adultère incarné lors du film précédent. Et bien sûr la légende du trou recueillant les secrets, qui lie les deux Su Li-zhen et les deux films, ainsi que le romancier et son avatar de fiction. 



2046 est à la fois ce qu'on appelle un film-somme, récapitulant/répétant des motifs chers au réalisateur et faisant apparaître ou disparaître des personnages familiers à divers degrés, et la forme superlative des histoires d'amours à contre-temps déjà racontées par Wong Kar-wai - plus entrelacée encore, comme pour démultiplier en un jeu de mise en abyme éblouissant, par-delà les films, les époques, les liaisons et les niveaux de réalité, la solitude qui étreint les cœurs qui se manquent.

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